- "Un café, dit Anna en souriant au patron. -Même chose pour moi ", dis-je. Ma petite fille, ravie, applaudit des deux mains et répète après moi la syllabe du dernier mot. Si le patron me demande tout de go si c'est ma fiancée, je dirai que non. "C'est votre fiancée?" Mais il ne me pose pas la question. Avant de s'en retourner chercher le café, il se penche vers la petite, lui fait "tia, tia, tia" et lui pince doucement la joue avant de lui donner une petite tape sur la tête. On voit que les gens d'ici sont particulièrement gentils avec les enfants; il n'y en a quasiment pas un qui ne prête attention à la petite. Mais les hommes posent aussi leur regard sur Anna, ce qui ne saurait m'échapper. Je remarque en même temps que l'enfant éveille moins d'intérêt quand c'est sa mère qui l'accompagne. Voilà qui suscite en moi des sentiments divers même si, il y a quelques minutes à peine, je redoutais que les gens puissent nous prendre pour un couple. Le type qui est assis sur les marches de la bibliothèque regarde Anna avec tant d'insistance que cela frise la goujaterie; j'ai bien envie de lui dire que ça finit par bien faire. Au lieu de quoi, je sors ma fille de sa poussette et, la tenant dans mes bras, me rassois à la table. Elle est toute frétillante, mais laisse les tasses tranquilles. Je lui donne à sucer sa tétine qu'elle recrache aussitôt. Elle essaie, entre mes bras, de se dresser sur ses petites jambes et je la soulève pour qu'elle puisse regarder autour d'elle. Elle agite la main en direction du type sur les marches et il lui répond de même. Puis j'essaie d'installer la petite sur la chaise libre à côté de la mienne, je la fais s'asseoir sur sa chaise à elle, en face de nous, les parents. Le haut de sa tête touche le rebord de la table. Nous la regardons tous les deux, les parents, tout fiers d'elle et je suis en train de me changer mentalement en père d'un petit enfant. Sa maman me sourit. J'espère que le mec sur les marches de la bibliothèque aura aussi remarqué le sourire. C'est ainsi que naît ma nouvelle vie, c'est ainsi que la réalité voit le jour. |