La musique - la musique vraie - me manque. Celle qui emporte l'âme par vagues concentriques jusqu'à ce point où plus rien autour de soi ne semble faire obstacle. Les murs deviennent de fragiles rideaux que chaque battement de vos yeux écarte sans peine et même la profondeur du ciel, par les persiennes mi-closes, ne sécrète plus son habituel pesant d'effroi. On jurerait une ascension sans mouvement de tout votre corps qui, soudain, s'engourdit et vous baille le sentiment de vous retrouver à côté de votre personne physique.
Chaque fois qu'à Berlin, dans le salon du professeur Friedrich von Hafsten, nous savions qu'il nous faudrait nous attaquer à Rimski-Korsakov, nous nous arrêtions quelques minutes, instruments en main, comme pétrifiés. Herr von Hafsten avait l'oeil pétillant derrière le verre épais de ses lunettes. Il tenait sa baguette d'un air désinvolte ou la moulinait à la manière d'un prestidigitateur dans le seul but de nous troubler. Et de tonner :
" Petits malpropres ! Vous ne savez toujours pas vous tenir devant la grande musique. Il n'y a aucune différence entre elle et l'imploration divine. Que celui qui s'entête à 'ignorer sorte sur-le-champ de cette maison !"
Je fermais les yeux un bref instant. Mes doigts chamadaient sur ma flûte traversière et je me disais que jamais je n'arriverais à dompter ces forces sauvages qui s'ingéniaient à me dévoyer quand notre orchestre de chambre avait pris son envol. Je tenais les pieds bien à plat sur le parquet craquant pour m'empêcher de battre la mesure et m'efforçais de garder la nuque raide jusqu'à souffrir de mille morts. Ildefonso, le tromboniste espagnol, me lançait des regards complices : à lui aussi, on avait demandé de faire taire son sang de gitan. Herr Professor était formel : la musique était une activité de l'esprit, rien d'autre. La cadette de la philosophie ou la benjamine de la mathématique, comme l'on voulait, et ce que Platon avait banni de la Cité, assurait-il, ce n'était que les coassements cacophoniques du vulgaire, pas cette abnégation de la chair réservée aux êtres de rang supérieur. Von Hafsten était un fervent admirateur de Nietzsche, dont il nous faisait la lecture avant chaque cours. Qui ne comprend Zarathoustra ne pourra jamais jouer Berlioz ni Wagner, messieurs, et les grands Russes encore moins ! Pour entrer dans la musique, il faut laisser pénétrer en soi tout le chaos originel du monde et s'en rendre maître. Les barbares, incapables de se gouverner, peuvent danser des nuits entières au son du tam-tam autour d'un feu de joie. Quelle hérésie que de marier le feu et la musique ! Messieurs la musique est une glaciation fulgurante de l'âme, qui nous met en relation directe avec l'au-delà et nous console de la mort de Dieu.
Herr Friedrich von Hafsten nous faisait valoir que les hommes n'avaient plus inventé de religion depuis Mahomet, c'est-à-dire depuis treize siècles. Que la musique avait définitivement pris la place de la divinité. Qu'elle était donc sacrée. Et que, par conséquent, la seule idée d'une musique profane était une imposture ou une hérésie. Il portait Rimski-Korsakov au pinacle, parce que le compositeur avait su créer du silence. Le but ultime de la musique est de nous rendre sourd au bruit du monde ! Je dois avouer que le vieux Teuton avait fini par me convaincre de la justesse de ses vues. D'autant qu'il me portait une affection qui me surprenait toujours, alors qu'il ne m'appelait jamais que "l'Américain". Le jour où je lui annonçai mon départ pour Paris, il me fit entrer pour la première fois dans sa bibliothèque et y choisit un livre qu'il m'offrit en me disant :
"C'est de Heinrich von Kleist, un maître de l'écriture ! Qui devait fort apprécier en outre votre continent, car le jour où il se suicida avec sa maîtresse dans une petite auberge des bords de Wanns, il se fit apporter dunrhum et du tabac. Oui, monsieur l'Américain, vous avez bien entendu : du rhum et du tabac !"
Ce livre de Kleist n'a jamais plus quitté mon chevet.
Mais ici, dans ce pays mien, cette île de chaleur et de moustiques, de pluies haletantes et de raz de marée, tout cela me paraît si loin que je me persuade parfois avoir rêvé. Ou l'avoir vécu dans une autre vie. Saint-Pierre, où tout n'est qu'agitation, vacarme, cris de joie ou injures subites. Saint-Pierre, qui jamais ne s'endort vraiment, où, l'obscurité venue, les rues résonnent des braillements de ces bandes de noceurs auxquelles je me suis agrégé. Et les chiens qui jappent de loin en loin, du Mouillage à Fond-Coré, interminablement, scandant la nuit jusqu'au petit matin. Le jour, on les trouve affalés aux quatre coins de la ville, épuisés, indifférents aux coups de roche ou à la hargne du soleil. A peine deux ou trois rôdaillent-ils aux abords du marché aux poissons, en quête de quelque maigre pitance.
Ma ville ne connaît pas le silence. Le nègre a peur du silence. Sans doute craint-il de se retrouver face à la vacuité de son existence. Aussi n'a-t-il de cesse de gigoter, de brailler, de tambouriner, d'apostropher son prochain sans raison évidente. Notre vie créole est toute en frénésie. Cela m'enchante et m'irrite tout à la fois. Je suis toujours disposé à quelque sérénade nocturne sous la fenêtre d'une belle. N'ai-je pas osé chanté l'Aïda de Verdi dans l'espoir d'attendrir le coeur d'Edmée Lemonière, alors même que j'ai une voix affreuse ? Ne me suis-je pas laissé aller à faire des macaqueries quand la quarteronne a intimé à mes amis et à moi l'ordre de nous clore le bec ? A genoux, je lui ai récité du Lamartine, j'ai rampé à même le sol comme un margouillat, vomissant le tafia que j'avais commencé à ingurgiter dès neuf heures du soir à l'Escale du Septentrion. Je n'avais nulle conscience de ma veulerie et à cet instant-là, d'autant que Saint-Gilles et Vaudran, à moitié ivres eux aussi, applaudissaient mon prétendu exploit. Pourtant, Edmée ne s'est pas échauffée. Elle ne s'est même pas encolérée. Nous l'avons simplement entendue nous tancer :
"Vous nous précipiterez tous dans le néant. Je vous en pris, ayez pitié !"
Ces propos insolites nous dégrisèrent sur-le-champ. Saint-Gilles soutint que la plus belle créature de Saint-Pierre (et sans doute de tout l'arc des Antilles) était une pauvre somnambule et que la voix que nous venions d'entendre n'émanait pas vraiment d'elle. A l'inverse, Vaudran voulut nous faire accroire qu'Edmée était rien moins qu'une séancière qui gagnait sa vie en prédisant l'avenir aux riches Békés qu'elle ne recevait qu'au plus noir de la nuit. Une vraie diablesse, quoi !
"Le néant ? De quel néant parles-tu, très chère Edmée ? Sache que Saint-Pierre vivra éternellement, car elle est la nouvelle Rome des Amériques. Son nom restera gravé en lettres d'or au frontispice de l'Histoire de l'humanité", grandiloqua Vaudran.
J'avais le coeur désarroyé. C'était la vérité vraie. Cette femme, qui refusait de me réciproquer, j'étais tenté de lui demander pardon pour une telle importunation, mais c'eût été me ridiculiser à jamais aux yeux de ces bambocheurs invétérés de Saint-Gilles et Vaudran. J'aurais voulu lui dire à quel point le seul fait de la savoir en vie, de savoir qu'elle existait, même si loin de moi, m'était une manière de consolation. Edmée Lemonière était en quelque sorte ma musique. Ma musique sacrée à moi.