Le lendemain, Magda sortit leurs montures, deux vélos noirs cent fois réparés. La visite chez Tilda attendrait, Koenig devait connaître la haie, le bocage, et autrement qu'à plat ventre. - Les freins grincent un peu, dit-elle, mais je ne connais pas mieux que ces engins. Ils connaissent le terrain à l'ancienne. De vrais chevaux de nuit. Koenig suivit l'experte. Le pays s'annonçait si riche qu'il lui faudrait des semaines, peut-être des mois pour éprouver à fond de trame ses fougères et ses chemins creux. Aucun détour, aucun arpent ne se ressemblait. L'arrondi des vallons restait majestueux quel que fût le relief. Les bosquets défilaient, aussi variés que les nuages. Surtout, la lumière signait cette contrée de son niveau invariable. Moins chaude mais plus limpide que l'éclat du midi, la lumière du bocage donnait ce coup de frais tombé du ciel bleu. Un avril perpétuel de nuages dessinés. Non que l'azur s'interdît l'outremer mais il gardait cette cuvée dans ses marges. L'air semblait poli au miroir de la mer puis déporté des falaises. L'atmosphère ennoblie lui devait cet éclat de plein jour et sa palette resserrée : vert de collines, bleu de ciel, blanc des sentiers, jaune de rayons. Le rouge restait l'exception, l'invité d'honneur, spécialement des couchants. La gamme, d'autant plus appuyée que choisie et restreinte, entêtait le cycliste. Ils dévalaient les sentiers sans pédaler ou si peu. Le tableau vivant les aspirait avec une fluidité entraînante, primesautière. A grandes secousses, Koenig avalait les ornières. Entre cliquetis de chaîne et soubresauts du dérailleur, il frôlait les tiges, les bas-côtés. Le pays se donnait distraitement, sans accaparer les sens. A guidon plus souple, Magda suivait les couloirs de cette jouvence aérienne. Koenig souriait de cette sublimation de la terre et du ciel à hauteur d'homme. De fait, les deux cyclistes n'atteignirent jamais cette route traversière, balisée et départementale, où finissent les forêts et les landes. Happé par ce décor où le neuf vient de resplendissements revus à la hausse, attelé à s'éprendre et se déprendre des vues successives, Koenig différa l'instant de parler à Magda. Il se contentait, en roulant, d'inaudibles interjections que le vent, les tournants et les virages achevaient de dissoudre dans une belle humeur. Koenig ne sentit plus, sous sa taille, la part mécanique de cette rêverie ondulatoire, il volait sur deux roues. De pistes en sentiers courbes, les changements du décor brouillaient les distances. En haut d'une légère montée, Koenig sentit s'approcher le point culminant de ce pays de cachettes. Au bout d'une allée d'arbres, travée unique d'un parc disparu, se profilait un amas de roches grises. Grave, solennelle, cette vision ralentissait l'approche. Un froid soudain leur gela les mains, un froid pailleté, presque liquide. Au sommet des rocs se dressait une chapelle miniature, si granitique que ses parois semblaient taillées dans l'embase pierreuse. A la vue de cette chapelle, les contes les plus sombres se faisaient plus vivaces. Une foudre noire semblait recouvrir l'éminence, rocs et chapelle confondus, la même teinte orageuse, violacée, de catafalque. Les rares vitraux, étroits et grillagés, reculaient dans la pierre. Ils grimpèrent entre les blocs et gravirent les marches qui menaient au belvédère. Au-delà du garde-fou, une vue géante éclatait. Une vallée gigantesque.Le surplomb était modeste mais l'étendue béante. A perte de vue se multipliaient les marques du terrain lardé de haies et de bosquets, morcelé en un fantastique labyrinthe. Koenig se dit aussitôt ou plutôt la certitude s'exclama en lui que "certains disparaissaient ici pour toujours, on ne les retrouvait jamais..."Proscrits, vieillards semi-éternels, demi-dieux, brigands, sorcières, artistes, poètes, fugitifs de tout poil, ogres, centaures et cyclopes, le continent des réprouvés ! Ce gigantisme le réconforta. Le sentiment confus d'une sécurité, d'un maquis imprenable. Magda ne sut nommer l'étendue qu'en admirant l'océan végétal. A la descente de l'éperon, elle s'arrêta toutefois en désignant un rectangle au milieu des feuilles mortes. Un monuments aux morts, brillant et noir. Koenig se pencha sur le marbre étrangement décentré. En toutes lettres, l'armée américaine honorait ses hommes tombés aux flancs de la colline en 44. La stèle mentionnait notamment un "bataillon perdu" distingué pour son mérite, le 2ème bataillon du 120ème Régiment d'Infanterie. Au regard interrogatif de Koenig, Magda ne sut apporter de réponse. Le retour fut une variante grillagée de l'aller. Portails et clôtures parlaient de camps retranchés, de clans invisibles. Koenig raffolait de ces toits crevés, de ces charpentes à nu, gonflées de moisissures, conçues pour les regards de côté et les visites impromptues. Sur ce point il enviait Magda. Assurément, elle comptait d'innombrables percées à son actif, et des plus indiscrètes. La propriété privée, dans la région, attisait l'effraction plus qu'elle n'en défendait la coutume. |