(...) Frau Holle a commencé de conter: l'histoire de la fille aux yeux noirs. Une fille de Prague qui, comme toutes les filles, attend avec émoi la venue de la meilleure marieuse de la ville. Cette marieuse ne retient sur sa liste que les filles dont la patience est à toute épreuve. Aussi la fille aux yeux noirs a- t - elle appris depuis longtemps, en prévision de cette visite, à s'exercer jour et nuit. Comment fait- elle, alors que l'émoi la travaille, pour grandir en patience ? C'est bien simple: elle défait les paquets de nœuds que sa mère noue dans des fils de qualité diverse, des grappes entières, lourdes comme des bourdons prisonniers de toiles d'araignées. La fille aux yeux noirs s'installe près de la fenêtre, jour après jour, et de ses doigts délicats, avec l'agilité d'un insecte crépitant d'élytres, de pattes, de pinces et de mandibules, elle vient à bout de tout... Je connais la suite, je sais que la fille aux yeux noirs va, grâce à l'agilité de ses doigts, délivrer un voyageur qu'elle trouve ligoté dans les filets de pêche sur le bord de la Moldau. Des brigands l'ont déposé là, après l'avoir dévalisé. Sans elle, il eût attendu la mort en séchant comme un hareng. Cet homme n'est autre que le roi lui- même. Et parce que la fille aux yeux noirs est belle comme la nuit et que ses doigts prestes le délivrent aussi de tous les invisibles filets qui enserrent sa pauvre peau de roi, il la garde auprès de lui au palais. Mais l'histoire est triste. La fille aux yeux noirs s'étrangle d'un fil de soie quand, sous l'influence du chambellan rapace, le roi ordonne de chasser de Prague tous les juifs, ses parents et ses frères, et qu'elle ne réussit pas à l'en dissuader. Je bondis de mon lit. - Frau Holle, il y a des histoires qu'il ne faut plus jamais raconter. Celles qui font des trous au cœur comme les mites dans les lainages. |