D’un noir de fonte de fourneau, la presse F. L. avait été motorisée : c’était tout un bricolage précaire, un engrenage de mécanismes disparates empruntés souvent à des engins de la ferme. Le moteur râblé ressemblait à celui d’une tronçonneuse. Et la courroie d’entraînement qui embringuait la grosse roue de la bécane était de toute façon celle de la scie circulaire : un large ruban de cuir blond, de la même consistance granuleuse que la croûte de gruyère.
Les livres naissaient donc très lentement. Lettre à lettre, et à l’envers. Sur du papier que l’huissier quand il venait, le cou étranglé dans sa cravate, avec ses chaussures qu’on entendait de loin parce qu’elles faisaient du bruit sur le gravier, ne pouvait plus remporter parce qu’il était déjà imprimé. Dans l’imprimerie, ils étaient toujours coupables de travailler avec du papier pas encore payé. Du papier dont le nom était l’anagramme de celui de ma mère (Arjomari). Le représentant venait souvent : j’arrivai presque toujours à lui soudoyer ces carnets d’échantillons où étaient brochés des feuillets aux formats dégradés. Le désir d’écrire est né de ces faux livres aux pages échancrées numérotées de codes bizarroïdes : il y avait quelque chose de provoquant dans ces livres aux pages inégales dont on ne cessait de me répéter qu’ils n’étaient pas faits pour qu’on y écrive quoi que ce soit. Dans ces cahiers qui ne renvoyaient, par leur forme, leur guingois, à aucun attirail de scolarité, combien d’heures, d’années, suis-je resté prostré sans rien tracer, à seulement pincer puis reposer puis reprendre un crayon perdu dans les fleurs de la toile cirée ? Le désir d’écrire : cet état suspendu entre lucidité et indifférence, entre la peur et la joie, l’audace et la culpabilité, ce corps penché vers l’improbabilité d’une chance qui s’annonce déjà, avec la précision aveuglante, la fugitivité, la persistance rétinienne de la foudre, comme une phrase mentale incopiable.
On ne voyait décidément rien du tout dans l’imprimerie : la seule fenêtre était taillée dans le mur du nord, poussiéreuse, rafistolée avec force carton d’emballage ou aux chutes de « chiffon », sinon des feuilles de passe maculées, et dans laquelle s’engonçait encore le tuyau d’un poêle asthmatique. Elle ne donnait que sur un lacis de jungle inextricable : noisetiers anarchiques, orties de la taille d’un homme, cerisiers à griottes, ronces, lierre opiniâtre – une lumière lasse ne dardait plus à travers ce dédale qu’une clarté seulement fluorescente, de chlorophylle vue à la loupe, d’un vert instable et enflant ravaudé encore la moitié de l’année par la fumée du poêle qui coulait là-dedans avant de remonter très paresseusement. Il fallait donc sans cesse ouvrir la grande porte aux montagnes : pour vérifier au jour le premier passage d’une couleur, relire une épreuve, vérifier par transparence les repères des pages, surprendre les macules les plus infimes.
Ils imprimaient souvent la nuit, pendant qu’au même étage tout le monde avait du mal à s’endormir à cause du bruit de très grosse horloge de la presse F. L., des éclats de voix rigolards, du papier taqué et même du petit bruit du plomb transvasé dans le composteur d’une main qui assez souvent, après le repas très arrosé du soir, sucrait les fraises. On se réveillait au matin avec parfois, sur le croisillon du palier d’étage, l’odeur presque de boulangerie qui était celle caractéristique, parce que plus entêtante que les autres matins, d’un livre entier imprimé durant la nuit – le parfum du plomb fatigué et de l’encre fraîche se mêlait à celui toujours prégnant du blé qui autrefois emplissait cet ancien grenier à grain, et à celui ( très sucré et fleuri comme je le retrouverai bien plus tard au fond des catacombes à Denfert-Rochereau photographiées par ce Nadar dont la grand-mère plusieurs fois nous raconta qu’elle lui était étroitement cousinée du côté de sa mère) des fruits qui séchaient dans la Chambre au Garde et du vin dans les tonneaux éléphantesques de la cave juste en dessous du plancher très mince.
Là, parmi les casses, les marbres et les galées, avec ces outils incongrus qui ne ressemblaient à aucun autre, quelque chose pouvait être inventé qui défiait le temps, provoquait la conscience et la culpabilité de la durée – quelque chose né de rien, profondément inutile et destiné à des inconnus.