Giovanni n'avait pas menti. Sagra était une merveille baroque, une collision improbable et inquiétante de la nature et de l'art. De très anciens canaux souterrains, par leurs pierres disjointes, avaient fini par faire sourdre, à travers les rues, les eaux sous pression d'une source jaillissante qu'ils captaient à plusieurs milles de là; et lentement, avec les siècles, la ville morte était devenue une jungle pavée, un jardin suspendu de troncs sauvages, une gigantomachie déchaînée de l'arbre et de la pierre. Le goût d'Orsenna pour les matériaux massifs et nobles, pour les granits et les marbres, rendait compte du caractère singulier de violence prodigue, et même d'exhibitionnisme, que revêtait partout cette lutte- les mêmes effets de muscles avantageux que dispense un lutteur forain se reflétaient à chaque instant dans la résistance ostentatoire, dans le porte-à-faux qui opposait, ici un balcon à l'enlacement d'une branche, là un mur à demi déchaussé, basculé sur le vide, à la poussée turgescente d'un tronc- jusqu'à dérouter la pesanteur, jusqu'à imposer l'obsession inquiétante d'un ralenti de déflagration, d'un instantané de tremblement de terre. | Nicolas Rozier, Contreforts, Pastel sur papier, 84x59cm, 2018. nicolasrozier.com |