-Quitte cette table.
Mais déjà Côme nous avait tourné le dos et sortait de la salle à manger.
-Où vas-tu ?
A travers la porte vitrée, nous le vîmes prendre dans le vestibule son tricorne et sa petite épée.
-Je sais où je vais ! cria- t- il.
Et il courut dans le jardin.
Au bout d'un moment, nous l'aperçûmes par les fenêtres, qui grimpait dans l'yeuse. Il avait la tenue et les habits fort soignés que notre père exigeait à table: cheveux poudrés et queue nouée d'un ruban, cravate de dentelle, petit habit vert à basques, culotte mauve, l'épée au côté et de longues guêtres de peau blanche montant jusqu'à mi-cuisse, qui étaient l'unique concession à notre vie campagnarde. (...) Ainsi vêtu, il se hissait le long de l'arbre noueux, remuant bras et jambes au travers des branches, avec la précision et la rapidité que lui avait données le long entraînement auquel nous nous étions livrés.
J'ai déjà dit que nous passions des heures et des heures dans les arbres, et ce non pas pour y chercher des fruits ou des nids, comme la plupart des garçons, mais pour le plaisir de triompher des reliefs difficiles et des fourches, d'arriver le plus haut possible, de trouver de bonnes places pour nous installer et regarder le monde au- dessous de nous en faisant des farces et en poussant des cris à l'intention de ceux qui passaient à terre. Il me parut donc naturel que la première idée de Côme, devant l'injuste acharnement des siens, eût été de grimper dans l'yeuse, notre arbre familier. De ses branches tendues au niveau des fenêtres de la salle à manger, Côme pouvait imposer à toute la famille le spectacle de son courroux et de son indignation.
-Vorsicht ! Vorsicht ! Il va tomber, le pauvre ! s'écria notre mère qui nous eût vus bien volontiers charger sous un tir de barrage, mais souffrait mort et martyre à chacun de nos jeux.
Côme monta jusqu'à la fourche d'une grosse branche, où il pouvait s'installer commodément, et s'assit là, les jambes pendantes, les mains sous les aisselles, la tête rentrée dans le cou, son tricorne enfoncé sur le front.
Notre père se pencha par la fenêtre:
-Quand tu seras fatigué de rester là, tu changeras d'idée ! cria- t- il.
-Je ne changerai jamais d'idée, répondit mon frère, du haut de sa branche.
-Je te ferai voir, moi, quand tu descendras !
-Oui, mais moi, je ne descendrai pas.
Et il tint parole.