La montagne embaumait. Je ne résistai plus. Je passai le pont...
Et tout à coup je tremblai, car alors je sentis sous mes pieds le premier mouvement de la terre. Elle montait. Un brusque élan du sol me porta jusque dans le bois de chênes. Cette terre sauvage me soulevait; d'autres pentes, d'autres tracés s'emparaient de mes pas. Le bois sombre exhalait l'odeur humide et iodée des vieilles feuilles mortes. Je m'étais détachée de ces plans doucement inclinés des prairies campagnardes qui prédisposent à la sérénité, aux haltes. Maintenant ici tout devenait brusque, abrupt; mais de ces mouvements du sol, de ces rocs éboulés, de ces chênes noueux aux racines torses, passait en moi comme une noire force souterraine. L'âpre accent qui s'en exhalait faisait battre mon sans à coups plus larges, au milieu de l'ombre, des écorces fraîches et des feuilles amères; et j'étais enlevé, malgré la roideur des lacets et la sévérité des escalades, virilement, vers cette immense zone aromatique des collines, pays des fleurs sauvages, des arbres et des bêtes fuyantes qui déjà, à travers les branches des chênes, tremblait, en pleine lumière, devant moi.
L'attrait qu'elle exerçait dans mon âme m'attira sous le bois de chênes. Je débouchai sur le bord d'une clairière éblouissante creusée dans un affaissement du sol et tout entière entourée d'arbres. Çà et là des bosquets de houx épineux en coupaient l'étendue. Pas un vol, pas un bruit. On était de l'autre côté, dans l'au-delà, loin des hommes aux terres fertiles, loin du village, à cent lieues des petits foyers domestiques qui embaument le pain chaud, la braise et le savon frais. J'avais peur et j'étais pénétré de joie. Je n'osais avancer, troubler la paix de ce coin de terre attiédi dans un coin de montagne.
J'entendis un bruit de pas, un froissement de branches, et j'aperçus l'âne Culotte.
C'était bien lui. Il semblait sortir d'un buisson de houx. Sans doute était-il là avant mon arrivée.
D'abord il ne me vit pas. Il continua à brouter. Tout le sol était tapissé de fleurs et d'herbes.
L'âne singulier s'avançait sur un tapis de primevères, de gueules-de-lion, de caille-lait, de cardères sauvages, de chardons étoilés et d'esparcettes.
Il était beau, de poil luisant, étrillé de frais, couvert de rosée odorante et il semblait irréel. Ce n'était plus un âne de la terre, un baudet de village; mais l'âne-type, l'âne pur, l'idée même de l'âne. Jamais je n'avais remarqué la noblesse de son maintien; son pas tranquille; le calme mouvement du col, et l'indulgence que dénotait le port nonchalant de ses oreilles. Ainsi rendu à la liberté naturelle, sans bât, sans pantalons, perdu jusqu'au poitrail dans les grandes jonquilles de montagne, il me parut sortir de quelque fabuleuse contrée. C'était l'âne enchanté, l'âne magique. Il n'avait plus d'âge. Il arrivait du fond de l'histoire des ânes, chargé de toutes les légendes d'ânes qui peuvent courir le monde; mais les dépassant toutes. C'était l'âne du Jour des Palmes, l'âne de la Fête des Rameaux.
Il leva la tête et me vit. Jamais je n'oublierai ce regard, le plus grave, le plus raisonnable regard de bête qui se soit levé jusqu'à moi. Plus de résignation, ni de sombre patience, plus de mélancolie venue des profondeurs d'un esclavage millénaire, mais une sorte de dignité animale, de conscience modeste, de bonté sans rancune. Non plus un regard de bête soumise, mais un regard de bête libre, de bête associée. Et, à travers cette grande prunelle glauque, glissaient aussi d'autres puissances. A peine y voyait-on flotter, comme un souvenir, ces molles nappes de prairies, l'esprit de la luzerne, du trèfle et du sainfoin qui enchantent les songes des ânes du commun endormis dans leurs pauvres écuries. Il y passait plus de vives couleurs : les reflets de la sauge à peine éclose, le violet tendre du thym de printemps, le rouge sanglant des racines mordues, et enfin cet or du genêt d'Espagne aux tiges sucrées que chargent impétueusement les jeunes abeilles.
L'âne était près de moi. Il me regardait.
L'âne Culotte...