NOIRCEUR : Noir. J'écris ce mot partout. Je le griffonne sur ma table du cours d'adultes. Je l'inscris avec une pointe de charbon de bois sur le premier mur rencontré. Hier, Rigobert s'est moqué de moi : « A cequ'il paraît, notre chère Adelise est en train de faire un dictionnaire! Ha, ha, ha! Je suis sûr qu'elle n'osera jamais y mettre «noir». Le bougre se trompait. Il n'y a rien de plus noble que la noirceur quand on cesse de se regarder avec les yeux des Blancs. Ceux-ci nous ont appris à la haïr et parfois, nous avons envie d'enlever cette peau que Dieu nous a baillée comme s'il s'agissait d'un vêtement affreux. J'ai beaucoup lutté contre ce sentiment. Je l'ai dompté petit à petit et aujourd'hui, quand Homère, Rigobert ou Carmélise se mettent à dénigrer leur race, je me tais et me tiens très à distance d'eux. Je ferme à moitié les yeux et je vois la mer noire, le ciel noir, les astres noirs, le soleil noir. Le monde en son entier se drape de noirceur et alors je sens comme une vague d'apaisement descendre en moi et m'envelopper l'âme. Même Monsieur Jean, à qui j'ai tenté d'expliquer cette sensation-là, s'est montré sceptique. Il croit que le nègre a encore beaucoup de chemin à parcourir avant que le Blanc ne lui baille honneur et respect. Il parle tout le temps du Savoir. «Le Savoir avec un grand S, s'exclame-t-il, celui dont trois siècles d'esclavage nous ont privés.» Lui aussi se gausse de mon dictionnaire créole. Décidément, il n'y a personne autour de moi pour mesurer notre pesant de noirceur et pourtant il vaut plus que de l'or. |