"Antonin ne va pas bien, avait confié Robert à Youki en rentrant de ce rendez-vous. Il déraille un peu..."
Ce constat les avait attristés. Artaud était l'enfant gâté de la rue Mazarine. On s'adaptait à ses lubies, on mangeait avec les mains s'il en avait décidé ainsi, on se pliait à ses désirs,on le traitait avec tous les égards dus à ce "prince de feu" que Jean-Louis Barrault avait couronné. On l'aimait dans ce mélange de grossièreté et de courtoisie, d'humour tranchant et de souffrance pure, de saleté, de chasteté monacale et de révolte qui le caractérisait sans épuiser sa complexité, sa richesse. Le délire d'Antonin s'était aggravé en Irlande, au point que sur le bateau du retour, le capitaine l'avait fait enchaîner à fond de cale. A peine avait-il posé le pied sur le sol français qu'il avait été placé d'office à Sainte-Anne avant d'être enfermé à Ville-Evrard. Avec la guerre, Robert l'avait perdu de vue. Des nouvelles lui parvenaient de loin en loin. Sonia Mossé lui avait toujours inspiré une passion platonique et jalouse. Après un voyage à Ville-Evrard à l'été 40, elle avait dépeint un Artaud amaigri, dont le regard brûlait d'une rébellion intacte. On lui avait rasé la tête. Vêtu d'une robe de bure de moine oriental, il dégageait une noblesse distante et ses propos tenaient de l'anathème et du délire mystique. A son retour, Sonia avait reçu une lettre marquée de brûlures de cigarette. "Tu vivras morte", lui avait écrit Antonin. Cette prédiction funeste revient peut-être danser sous les paupières closes de Sonia, à la faveur d'un mauvais rêve.
"Mon fils a tellement maigri", s'alarme Euphrasie Artaud. Au-delà des privations, Robert soupçonne la volonté délibérée de laisser crever les malades mentaux dans leur fange, en profitant de la distraction générale. Et la douce Euphrasie ne peut que constater que son fils n'est pas nourri, qu'il souffre terriblement de la faim et du froid, au point que son organisme affaibli ne trouve plus la force de repousser son délire.
Robert pense à Gaston Ferdière, ce psychiatre qui était un habitué des samedis de la rue Mazarine et y a rencontré Artaud. A l'époque, ils étaient quelques-uns à lui demander de traiter Antonin, mais Ferdière refusait. Il craignait que s'installe une relation équivoque où son jugement de médecin finirait par s'éroder, se laisser fléchir par l'admiration que lui inspiraient le poète et l'homme de théâtre. Le jeune psychiatre dirige l'asile de Rodez, en zone sud. Robert lui demande d'y accueillir Antonin. Gaston Ferdière accepte et ils conviennent d'une stratégie : pour ne pas éveiller la curiosité des occupants, le psychiatre fera transiter Artaud par l'hôpital psychiatrique de Chezal-Evrard de la préfecture de la Seine. Ainsi pourra-t-il passer la ligne de démarcation à la barbe des Allemands. Robert a renoué avec un ami d'enfance qui travaille à la préfecture. Il lui fournit des formulaires vierges pour ses travaux de faussaire et lui communique des informations sensibles. La guerre bat les cartes et fait ressurgir certains visages qu'on pensai avoir oubliés au coin de la rue de la Verrerie, un jour d'avril où les billes d'agate rejoignaient dans le caniveau des vieux mégots et des reflets d'arc-en-ciel. L'ami d'enfance sera un allié utile pour huiler les serrures administratives qui retiennent Artaud derrière les grilles de Ville-Evrard.
Le 22 janvier 43, un autobus dépose Robert aux portes de l'hôpital psychiatrique. Il se compose d'un asile et d'une maison de santé pour les malades fortunés qui paient cher le privilège d'être séparés du troupeau. Même ici, la frontière entre riches et pauvres demeure infranchissable, songe Robert en se dirigeant vers la guérite pour faire oblitérer son autorisation de visite. Pour rejoindre Artaud, il traverse une cour où des arbres tordus grelottent dans le vent aigre. Des malades le frôlent, l'apostrophent. Ils flottent dans leurs vestes et leurs pantalons rapiécés. Robert est saisi par la puanteur de ces corps, livrés à la déréliction, ces détresses qui rebondissent contre les murs et qu'on bâillonne quand elles hurlent. Il se souvient de la "Lettre aux médecins-chefs des asiles de fous" qu'il a écrite un jour avec Théodore pour La Révolution surréaliste. Ils y réclamaient la libération des "forçats de la sensibilité". En son temps, cette publication avait provoqué la colère des psychiatres. Et voilà qu'il foule ce sol souillé de crachats, se frayant un chemin parmi des hommes réduits à la survie élémentaire.
"Vous qui entrez, laissez toute espérance", les mots de Dante le traversent avec l'air glacé.