Bobby attendit.
« On trouve aussi des tas de livres écrits de manière admirable mais dont les histoires ne sont pas très bonnes. Sache lire parfois pour l’histoire, Bobby. Ne sois pas comme ces snobinards qui refusent de le faire. Mais lis aussi parfois pour les mots, pour la langue. Mais ne sois pas non plus comme ces frileux qui ne s’y risqueraient pas. Et le jour où tu tombes sur un bouquin qui raconte une bonne histoire et qui en plus est bien écrit, chéris-le comme un trésor.
- Des livres comme ça, il y en a beaucoup à votre avis ?
- Plus qu’ils ne l’imaginent les snobinards et les frileux. Beaucoup plus. Je t’en donnerai peut- être un. Un cadeau d’anniversaire à retardement, en somme.
(...)
-Bien sûr ! Merci beaucoup ! "
En dépit de l'enthousiasme qu'il manifestait, ce n'est pas sans arrières- pensées que Bobby prit le livre. Il avait l'habitude de couvertures tapageuses et des formules sexy barrant la couverture ("Elle heurta la gouttière...Et alla s'écraser bas ! ); celui- ci n'avait ni les unes ni les autres; sa couverture était presque entièrement blanche. Dans un angle, était esquissé - à peine esquissé - un groupe de garçons se tenant en cercle. Le titre était sibyllin : Sa Majesté des Mouches. Aucune formule racoleuse, même pas discrète comme "une histoire que vous n'oublierez jamais" pour venir la souligner. Dans l'ensemble, la couverture avait un aspect peu accueillant, voire rébarbatif, laissant à penser que l'histoire qu'elle recelait serait difficile à lire. Bobby n'avait rien contre les livres difficiles à lire, du moins s'ils faisaient partie de son travail scolaire. Mais dans sa conception de la lecture pour le plaisir, il n'y avait que des histoires faciles à lire, où les auteurs vous mâchaient si bien le travail qu'il ne restait plus qu'à faire bouger vos yeux le long des lignes. Sinon, où aurait été le plaisir?
Il voulut regarder la quatrième de couverture. Ted le retint en posant doucement sa main sur celle du garçon.
"Non, dit-il. Fais- moi plaisir, ne la lis pas."
Bobby le regarda, sans comprendre.
"Aborde ce livre comme tu le ferais d'un territoire inconnu; aborde- le sans carte. Explore- le, et dresse ta propre carte.
- Et s'il ne me plait pas ?
Ted haussa les épaules. "Alors ne le finis pas. Un livre, c'est un peu comme une pompe. Il ne te donne rien, si toi tu ne lui donnes pas d'abord quelque chose. On amorce une pompe avec l'eau qu'on a et on agite la poignée de toutes ses forces. Si on le fait, c'est parce qu'on s'attend à recevoir davantage que ce qu'on a donné...en fin de compte. Est- ce que tu me suis, jusque- là ?"
Bobby acquiesça.
"Pendant combien de temps continuerais- je à pomper après avoir amorcé la pompe, si rien ne venait ?
- Pas très longtemps, j'ai l'impression.
- Ce livre fait deux cents pages, à quelque chose près. Tu lis les premiers dix pour cent - autrement dit vingt pages, je sais déjà que tu n'es pas aussi bon en calcul qu'en lecture - et s'il ne te plaît toujours pas au bout de ces vingt pages, s'il ne te donne pas davantage qu'il ne te prend, mets- le de côté.