La Polonaise était sa seule amie. Sa confidente, sa conseillère. Maintenant le dernier cri, c'était de "se faire engager comme extra", autrement dit, d'épouser un étranger. Pour La Polonaise, rien de plus facile, elle avait fait des études, elle était écrivain (mais elle n'avait connaissance d'aucun livre de son amie), elle parlait anglais, japonais, français, allemand, italien, hongrois, russe et espéranto, parce qu'on ne sait jamais ce que le lit nous réserve. Dès que cela sentait l'Italien, La Polonaise rappliquait. Elle adorait les Italiens. Les Français, tu vois, c'est le genre archiromantique, mais ils se contentent de t'offrir un parfum de chez Tati, deux repas avec des huîtres et adieu Berthe...Les Espagnols te dorent la pilule à coups de chorizo acheté dans les boutiques en dollars, les diplotiendas. Les Allemands estiment que le meilleur dédommagement est de t'aider à parfaire ton accent. Les Japonais te bavent sur la nuque qu'ils te massent comme des kinés et avant de se tirer ils te font cadeau d'un album de photos, les plus généreux te laissent le souvenir impérissable d'une chaîne de la technologie la plus avancée et d'aiguilles d'acupuncture à planter dans les oreilles pour calmer l'angoisse. Les Anglais sont tous mariés et tous fauchés : ils n'ont que des remords plein les poches ! Les Canadiens, des fans de la plage à tout-va. Avec les Yankees, tu te récoltes à coup sûr une étiquette d'agent de la CIA, alors qu'en réalité tu es simplement en train de baiser avec l'ennemi, histoire de le délester de vingt dollars qui te serviront à acheter dans la première diplobidule venue du dentifrice, du savon et du déodorant pour te venger du blocus. Les Latino-Américains n'ont que la dette extérieure à la bouche, les révolutions en gestation, la corruption des présidents, la faim et la misère, mais que le Tiers-monde tombe aux oubliette au quart de tour dès que la vue d'un cul de Noire au crâne ras s'offre à leurs yeux exorbités. Fibre primitiviste qu'ils partagent avec les Espagnols, mais alors que ceux-ci se dédouanent de leur passé d'esclavagistes en offrant des miroirs et autres babioles, les Latinos, eux, ne se sont toujours pas libérés de leurs rêves de contremaîtres, de négriers, en définitive...L'ancien camp socialiste restait à explorer, mais La Polonaise avouait que les esprits tordus n'étaient pas son for. |
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Enfin ! s'exclamèrent-elles toutes en se pressant autour de l'exploratrice. Nous pensions que tu allais rester chez tes amis les Hommes...
-Hommes!...murmura Nacanina. -Quelles nouvelles nous ramènes-tu ? demanda Terrifique -Vont-ils attaquer? Peut-on ne pas tenir compte des Hommes ? -C'est peut-être ce qu'on aurait de mieux à faire...Et passer de l'autre côté du fleuve, répondit Nacanina. -Quoi...Comment...firent-elles en bondissant. Tu es devenue folle ? -Ecoutez, d'abord. -Alors, raconte! Et Nacanina raconta tout ce qu'elle avait vu et entendu l'installation de l'Institut de Sérothérapie, les projets des hommes, leurs buts et leur détermination à faire la chasse à tous les serpents venimeux du pays. -Nous faire la chasse ! hoquetèrent Urutu Doré, Croisée et Lancéolée, blessées au plus vif de leur orgueil. Tu veux dire nous tuer! -Non, vous chasser et rien d'autre ! Vous enfermer, bien vous nourrir et vous extraire votre venin tous les vingt jours. Quelle vie plus douce peut-on rêver ! L'assemblée fut stupéfaite. Nacanina avait très bien expliqué la finalité de cette récolte de venin, mais ce qu'elle avait omis d'exposer, c'était la méthode utilisée pour obtenir le sérum. Un sérum anti-venimeux ! Cela voulait dire la guérison assurée, l'immunisation des animaux et des hommes contre la morsure; toute la Famille condamnée à mourir de faim au coeur même de sa forêt natale. -Exactement, appuya Nacanina. C'est exactement de cela dont il s'agit. Pour la Nacanina le danger était bien moindre. Que leur importait, à elle et à ses sœurs les chasseuses - à elles qui chassaient à dent nue avec la seule force de leurs muscles - que les animaux fussent ou non immunisés. Elle ne voyait qu'un ennui, c'était l'excessive ressemblance des couleuvres et des venimeux qui favorisait de mortelles confusions. D'où l'intérêt que prenait la couleuvre à la disparition de l'Institut. -Je suis volontaire pour ouvrir la campagne, dit Croisée. -Tu as un plan ? demanda Terrifique anxieuse et toujours à cours d'idées. -Aucun. J'irai simplement là-bas demain après-midi et je me frotterai au premier venu. -Prends garde à toi ! lui dit Nacanina d'une voix persuasive. Il y a plusieurs cages vides....Ah, j'oubliais ! ajouta-t-elle en s'adressant à Croisée. Il y a un moment, en sortant de là-bas...il y a un chien noir plein de poils...Je crois qu'il suit les serpents à la trace...Prends garde à toi ! -On verra bien ! Mais je veux que le Congrès se réunisse au complet demain soir. Si je ne suis pas là, tant pis... Mais l'assemblée était sous le coup de cette dernière nouvelle. -Un chien capable de nous suivre à la trace...Tu es sûre ? -Presque. Attention à ce chien, il peut nous faire plus de mal que tous les hommes réunis ! -J'en fais mon affaire ! s'exclama Terrifique, contente de pouvoir, sans grand effort intellectuel,mettre en avant ses glandes à venin qui, à la moindre contraction nerveuse, se déchargeaient par le canal de ses crochets. Mais chacune des vipères était déjà prête à répandre la nouvelle dans son secteur, et l'on recommanda à Nacanina, grimpeuse émérite, de porter l'alarme dans les arbres, lieu de prédilection des couleuvres. A trois heures du matin, l'assemblée était dissoute. Les serpents, retournés à leur vie normale, s'éloignèrent en directions différentes, ne se connaissant plus les uns les autres, silencieux, sombres, cependant qu'au fond de la caverne le serpent à sonnettes demeurait enroulé sur lui-même, immobile, ses durs yeux vitreux figés dans un rêve où mille chiens tombaient paralysés.
Au bout d'un certain temps, B décide qu'il ne rencontrera jamais A. Il essaie d'oublier l'affaire, y réussit presque. Il écrit un nouveau livre. Quand il est publié A est le premier à en faire la critique. Sa promptitude est si grande qu'elle défie tout art de la lecture, pense B. Le livre a été adressé aux critiques un jeudi et le samedi paraît le compte rendu de A, au moins cinq feuillets, où il démontre, de plus, que sa lecture est profonde et cohérente, une lecture lucide, au point d'être éclairante pour B lui-même, qui prend conscience de certaines facettes de son œuvre qu'il avait auparavant laissées de côté. Au début B est plein de gratitude, flatté. Ensuite il est envahi de terreur. Il comprend, soudain, qu'il est impossible que A ait lu son livre entre le jour où les éditions l'ont envoyé aux critiques et le jour où il a publié la critique dans le journal, un livre envoyé le jeudi, vu l'état de la poste en Espagne, dans le meilleur des cas parviendrait le lundi de la semaine suivante. La première possibilité qui vient à l'esprit de B est que A ait écrit son compte rendu sans avoir lu le livre, mais il repousse rapidement cette idée. A, c'est hors de doute, a lu et très bien lu son livre. La deuxième possibilité est plus réaliste : A a pu avoir le livre directement chez l'éditeur. B téléphone à la maison d'édition, parle avec la responsable commerciale, lui demande comment il est possible que A ait déjà lu son livre. La responsable n'en a pas la moindre idée (mais elle a lu la critique et elle est contente) et promet de mener son enquête. B, presque à genoux téléphoniquement, la supplie de l'appeler le soir même. Il passe le reste de la journée, comment aurait-il pu en être autrement, à imaginer des histoires, chacune plus échevelée que la précédente. A neuf heures du soir, la responsable commerciale l'appelle de chez elle. Il n'y a aucun mystère, évidemment. A est passé chez l'éditeur quelques jours auparavant, et est reparti avec un exemplaire du livre de B avec suffisamment de temps pour le lire tranquillement et écrire son compte rendu. La nouvelle rend sa sérénité à B. Il essaie de préparer son dîner, mais il n'y a rien dans le réfrigérateur et il décide de manger dehors. Il emporte le journal où est parue la critique. Au début, il marche sans but précis dans des rues désertes, ensuite il trouve une gargote ouverte où il n'est jamais allé avant et il entre. Toutes les tables sont vides. B s'assoit auprès de la fenêtre, dans un coin éloigné de la cheminée qui chauffe médiocrement la salle. Une jeune fille lui demande ce qu'il veut. B dit qu'il veut manger. La jeune fille est très belle et a des cheveux longs, emmêlés comme si elle venait de se lever. B commande une soupe et ensuite de la viande accompagnée de légumes. Pendant qu'il attend, il relit le compte rendu. Je dois voir A, pense-t-il. Je dois lui dire que je regrette, que je n'ai pas voulu jouer à ça, pense-t-il. La critique, cependant, n'a rien de blessant : elle ne dit rien de plus que ce que plus tard diront les autres critiques, quoiqu'elle soit sans doute mieux écrite (A sait écrire, pense B à contre- coeur, peut-être avec résignation). Il trouve à ce qu’il mange un goût de terre, de matières en putréfaction, de sang. Le froid du restaurant le pénètre jusqu'aux os. Cette nuit-là il souffre de l'estomac et le lendemain il se traîne comme il peut jusqu'au dispensaire. La doctoresse qui s'occupe de lui lui prescrit des antibiotiques et un régime léger pendant une semaine. B, couché, sans aucune envie de sortir de chez lui, décide d'appeler un ami et de lui raconter toute l'histoire. Il commence par se demander qui appeler. Et si j'appelais A et que je lui raconte tout ? pense-t-il. Mais non, A, dans le meilleur des cas, attribuerait tout à une coïncidence et se mettrait immédiatement à lire les textes de B sous un autre angle pour ultérieurement les démolir. Dans le pire des cas, il ferait celui qui ne comprend pas. Au bout du compte, B n'appelle personne et très rapidement une crainte d'une autre nature croît en lui : que quelqu'un, un lecteur anonyme, se soit rendu compte qu'Alvaro Medina Mena est une caricature de A. La situation, telle qu'elle est d'emblée, lui semble horrible. Il pense qu'avec plus de deux personnes dans le secret la situation peut atteindre à la limite du tolérable. Mais qui sont les lecteurs potentiels capables de percevoir l'identité d'Alvaro Medina Mena ? Théoriquement les trois mille cinq cents de la première édition de son livre, pratiquement seuls quelques-uns, les lecteurs dévots de A, les amateurs de mots croisés, ceux qui comme lui en ont assez de tant de prêchi-prêcha et de catéchisme de fin de millénaire. Mais que peut faire B pour que personne d'autre ne puisse s'en rendre compte ? Il n'en sait rien. Il passe en revue plusieurs possibilités, par exemple écrire pour commencer une critique extrêmement laudative du texte de A jusqu'à écrire pour finir un petit ouvrage sur toute l’œuvre de A y compris ses "lamentables articles de journal"; par exemple, pour commencer, lui parler par téléphone et mettre cartes sur table (mais quelles cartes ?) jusqu'à, pour finir, aller chez lui un soir, le coincer dans le vestibule de son immeuble, l'obliger par la force à avouer quel est son but, ce qu'il recherche en s'accrochant comme un mollusque à son œuvre, quelles sont les réparations que de manière implicite il est en train d'exiger par cette attitude.
Finalement B ne fait rien. -Quoi? demanda-t-elle, égayée, sans m'entendre. Comment ? Vous disiez quelque chose ?
-Je vous demande pardon, vous aviez promis, comtesse, de me dédicacer votre ouvrage, Radotages de mon âme. -Ah! c'est vrai, c'est vrai ! répondit-elle distraitement, mais avec sa politesse habituelle (habituelle ? ou différente? ou si nouvelle que ma joue, malgré moi, en rougit), sur quoi elle prit sur une petite table une plaquette à reliure blanche, traça machinalement sur la page de garde quelques mots aimables et signa: Comtesse Trifouille. -Mais, comtesse ! m'écriai-je, douloureusement frappé de voir déformé ainsi le nom historique de Fritouille. -Quelle distraction ! s'exclama--t-elle au milieu de la gaieté générale. Comme je suis distraite ! Mais, moi, je n'avais pas envie de rire. Je faillis faire à nouveau "tss...tss !". Quant à la comtesse, elle riait fortement et fièrement, tandis que son pied racé dessinait sur le tapis, de façon extraordinairement tentante et titillante, comme s'il se plaisait à la finesse de sa propre cheville, des entrelacs et motifs de toute espèce, tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche, tantôt en rond. Le baron, penché sur son fauteuil, semblait préparer un de ses remarquables bons mots, mais sa petite oreille, caractéristique des princes Pstryczynski, paraissait encore plus petite que de coutume, tandis qu'il glissait dans sa bouche un grain de raisin. La marquise était assise avec la distinction qui lui était propre, mais son long cou mince de lady semblait s'être encore allongé et diriger vers moi l'attention de sa peau flétrie. Et il faut ajouter un détail qui a son prix : dehors la pluie, portée par le vent, continuait de frapper les vitres comme avec un fouet léger. Peut-être avais-je trop pris à coeur ma dégringolade foudroyante et imméritée; peut-être aussi, à cause d'elle, cédais-je à la manie de persécution d'une personne de milieu inférieur admise dans la bonne société; et certains rapports fortuits, certaines analogies, dirais-je, avaient ému ma sensibilité, peut-être, je ne le nierai as; en tout cas je sentais émaner d'eux quelque chose d'extraordinaire. Certes, leur distinction, leur subtilité, leur courtoisie, leur élégance continuaient à être distinguées, subtiles, courtoises et élégantes au maximum, sans aucun doute, mas elles étaient en même temps, je ne savais pourquoi, si meurtrières que j'étais enclin à croire que toutes ces belles qualités humanitaires étaient devenues enragées comme sous la piqûre d'un taon ! Bien plus, il m'apparut soudain (c'était sans conteste sous l'influence du pied, de la petite oreille et du cou) que, sans me regarder, tout en ignorant en grands seigneurs ma confusion, ils la voyaient pourtant et ne se lassaient pas d'en jouir ! En même temps me vint le soupçon que Trifouille...Trifouille n'était pas forcément un simple lapsus...en un mot, que Trifouille si je dois m'exprimer clairement, c'était bien "trifouille", de "trifouiller"...Trifouiller? Trifouiller dans la comtesse? Les bouts brillants de ses escarpins vernis me confirmèrent dans cette effrayante conviction ! Oui, oui, tous trois se retenaient encore pour ne pas crever de rire en voyant que je n'avais pas saisi le goût du chou-fleur, que pour moi ce chou-fleur n'avait été qu'un simple légume, que j'avais ainsi montré une sainte innocence et un pitoyable esprit petit-bourgeois en ne me délectant pas du chou-fleur comme il convenait : ils se retenaient pour ne pas crever de rire, mais ils se préparaient à éclater pour peu que je trahisse les émotions qui m'assaillaient. Oui, ils ignoraient, ils ne voyaient rien, mais en même temps, de façon détournée, par les différentes parties aristocratiques de leurs corps, par leur pied, leur petite oreille, leur cou, ils essayaient de provoquer, de faire sauter le sceau du secret. La haute société m'a toujours attiré et fasciné. Que dire de celle qui assistait à ces déjeuners du vendredi !Il semble que la pensée secrète de la comtesse Fritouille était de construire un nouveau rempart de la Sainte-Trinité contre la barbarie contemporaine : ce n'est pas en vain que coulait dans ses veines le sang illustre des Krasinski. Elle paraissait convaincue que l'aristocratie n'est pas seulement appelée à illustrer de sa présence les réceptions et les fêtes, mais qu'elle peut, grâce à sa supériorité native, se suffire à elle-même dans tous les domaines artistiques, et qu'ainsi, pour qu'un salon soit vraiment de niveau très élevé, il lui suffit d'être en tout point aristocratique. C'était une idée archaïque et un peu gratuite, mais en tout cas étonnamment hardie et profonde en son archaïsme respectable, et telle qu'on devait s'attendre à la trouver chez une descendante des anciens hetmans.
Et de fait, lorsque, attablés dans une salle à manger ancienne, loin des cadavres et des meurtres, loin d'un milliard de bœufs égorgés, les représentants des plus vieilles familles ressuscitaient sous la présidence de la comtesse les symposiums platoniciens, on aurait cru que 'esprit de la poésie et de la philosophie s'élevait des cristaux et des fleurs, et que les paroles enchantées s'assemblaient d'elles-mêmes pour former des vers.. Il y avait par exemple un certain prince qui, à la demande de la comtesse, assumait un rôle d'intellectuel et de philosophe, et il le faisait de façon si princière, il exprimait des idées si belles et si nobles que si Platon l'avait entendu, il serait resté, honteux, derrière sa chaise, serviette en main, pour lui changer les assiettes. Il y avait une baronne qui avait entrepris d'orner par son chant la réunion, bien qu'elle n'eût jamais appris à chanter : je doute qu'Ada Sari aurait su, en cette occasion, atteindre un tel bon ton. La tempérance de ces réunions comportait quelque chose de merveilleux, de merveilleusement végétarien, je dirais même de luxueusement végétarien, et le spectacle d'immenses fortunes penchées modestement sur une portion de choux-raves laissait une impression inoubliable, surtout si l'on considère le caractère terriblement carnivore de l'époque présente. Même nos dents, nos dents de rongeurs, paraissaient perdre la marque funeste de Caïn...En ce qui concerne la nourriture, la cuisine sans viande de la comtesse était vraiment inégalable : le goût de ses tomates farcies au riz était particulièrement bien lié, et ses omelettes aux asperges étaient fantastiques par leur consistance et leur odeur. La señora estaba siempre vestida de negro y arrastraba sonriente el reumatismo del dormitorio a la sala. Otras habitaciones no había; pero sí una ventana que daba a un pequeño jardín pardusco. Miró el reloj que le colgaba del pecho y pensó que faltaba más de una hora para que llegaran los niños. No eran suyos. A veces dos, a veces tres que llegaban desde las casas en ruinas, más allá de la placita, atravesando el puente de madera sobre la zanja seca ahora, enfurecida de agua en los temporales de invierno.
Aunque los niños empezaran a ir a la escuela, siempre lograban escapar de sus casas o de las aulas a la hora de pereza y calma de la siesta. Todos, los dos o tres; eran sucios, hambrientos y físicamente muy distintos. Pero la anciana siempre lograba reconocer en ellos algún rasgo del nieto perdido; a veces a Juan le correspondían los ojos o la franqueza de ojos y sonrisa; otras, ella los descubría en Emilio o Guido. Pero no transcurría ninguna tarde sin haber reproducido algún gesto, algún ademán del nieto. Pasó sin prisa a la cocina para preparar los tres tazones de café con leche y los panqueques que envolvían el dulce de membrillo. Aquella tarde los chicos no hicieron sonar la campanilla de la verja sino que golpearon con los nudillos el cristal de la puerta de entrada. La anciana demoró en oírlos pero los golpes continuaron insistentes y sin aumentar su fuerza. Por fin, porque había pasado a la sala para acomodar la mesa, la anciana percibió el ruido y divisó las tres siluetas que habían trepado los escalones. Sentados alrededor de la mesa, con los carrillos hinchados por la dulzura de la golosina, los niños repitieron las habituales tonterías, se acusaron entre ellos de fracasos y traiciones. La anciana no los comprendía pero los miraba comer con una sonrisa inmóvil; pero aquella tarde, después de observar mucho para no equivocarse, decidió que Emilio le estaba recordando al nieto mucho más que los otros dos. Sobre todo con el movimiento de las manos. Mientras lavaba la loza en la cocina oyó el coro de risas, las apagadas voces del secreteo y luego el silencio. Alguno caminó furtivo y ella no pudo oír el ruido sordo del hierro en la cabeza. Ya no oyó nada más, bamboleó el cuerpo y luego quedó quieta en el suelo de la cocina. Revolvieron en todos los muebles del dormitorio, buscaron debajo del colchón. Se repartieron billetes y monedas y Juan le propuso a Emilio: -Dale otro golpe. Por las dudas. Caminaron despacio bajo el sol y al llegar al tablón de la zanja cada uno regresó separado, al barrio miserable. Cada uno a su choza y Guido, cuando estuvo en la suya, vacía como siempre en la tarde, levantó ropas, chatarra, desperdicios del cajón que tenía junto al catre y extrajo la alcancía blanca y manchada para guardar su dinero; una alcancía de yeso en forma de cerdito con una ranura en el lomo. Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l’abandonna à cause d’affaires urgentes et l’ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l’intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoir et discuté avec l’intendant une question de métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité du studio, d’où la vue s’étendait sur le parc planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné par une irritante possibilité de dérangements divers, il laissait sa main gauche caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l’apparence des héros. L’illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s’éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l’entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu’au -delà des grandes fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.
Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s’organisaient et acquéraient progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière rencontre dans la cabane parmi la broussaille. La femme entra la première, méfiante. Puis vint l’homme le visage griffé par les épines d’une branche. Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang des égratignures. Lui, se dérobait aux caresses. Il n’était pas venu pour répéter le cérémonial d’une passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au rythme du coeur, battait la liberté convoitée. Un dialogue haletant se déroulait au long des pages comme un fleuve de reptiles, et l’on sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu’à ces caresses qui enveloppaient le corps de l’amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement les contours de l’autre corps, qu’il était nécessaire d’abattre. Rien n’avait été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. À partir de cette heure, chaque instant avait son usage minutieusement calculé. La double et implacable répétition était à peine interrompue le temps qu’une main frôle une joue. Il commençait à faire nuit. Sans se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui allait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les cheveux dénoués. À son tour, il se mit à courir, se courbant sous les arbres et les haies. À la fin, il distingua dans la brume mauve du crépuscule l’allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer et ils n’aboyèrent pas. À cette heure, l’intendant ne devait pas être là et il n’était pas là. Il monta les trois marches du perron et entra. À travers le sang qui bourdonnait dans ses oreilles, lui parvenaient encore les paroles de la femme. D’abord une salle bleue, puis un corridor, puis un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes baies, le dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de l’homme en train de lire un roman. L'aspect champêtre de cette maison, les croisées et leurs jalousies vertes, les trois marches de grès, les lierres, les clématites et les roses-thé qui s'enchevêtraient sur les murs jusqu'au toit, d'où s'échappait d'un tuyau à girouette, un petit nuage de fumée, m'inspirèrent des idées de recueillement, de santé et de paix profonde. Les arbres d'un verger voisin montraient, à travers un treillis d'enclos, leurs feuilles rouillées par l'énervante saison. Les deux fenêtres de l'unique étage brillaient des feux de l'occident; une niche où se tenait l'image d'un bienheureux était creusée entre elles. Je mis pied à terre, silencieusement: j'attachai le cheval au volet et je levai le marteau de la porte, en jetant un coup d’œil de voyageur à l'horizon, derrière moi.
Mais l'horizon brillait tellement sur les forêts de chênes lointains et de pins sauvages où les derniers oiseaux s'envolaient dans le soir, les eaux d'un étang couvert de roseaux, dans l'éloignement, réfléchissaient si solennellement le ciel, la nature était si belle, au milieu de ces airs calmes, dans cette campagne déserte, à ce moment où tombe le silence, que je restai - sans quitter le marteau suspendu, - que je restai muet. Ô toi, pensai-je, qui n'as point l'asile de tes rêves, et pour qui la terre de Chanaan, avec ses palmiers et ses eaux vives, n'apparaît pas, au milieu des aurores, après avoir tant marché sous de dures étoiles, voyageur si joyeux au départ et maintenant assombri, - coeur fait d'autres exils que ceux dont tu partages l'amertume avec des frères mauvais, - regarde ! Ici l'on peut s'asseoir sur la pierre de la mélancolie ! - Ici les rêves morts ressuscitent, devançant les moments de la tombe ! Si tu veux avoir le véritable désir de mourir, approche : ici la vue du ciel exalte jusqu'à l'oubli. J'étais dans cet état de lassitude, où les nerfs sensibilisés vibrent aux moindres excitations Une feuille tomba près de moi; son bruissement furtif me fit tressaillir. Et le magique horizon de cette contrée entra dans mes yeux! Je m'assis devant la porte, solitaire. Après quelques instants, comme le soir commençait à fraîchir, je revins au sentiment de la réalité Je me levai très vite et repris le marteau de porte en regardant la maison riante Mais, à peine eus-je de nouveau jeté sur elle un regard distrait, que je fus forcé de m'arrêter encore, me demandant cette fois, si je n'étais pas le jouet d'une hallucination. Était-ce bien la maison que j'avais vue tout à l'heure ? Quelle ancienneté me dénonçait, maintenant, les longues lézardes, entre les feuilles pâles ? - Cette bâtisse avait un air étranger; les carreaux illuminés par les rayons d'agonie du soir brûlaient d'une lueur intense; le portail hospitalier m'invitait avec ses trois marches; mais, en concentrant mon attention sur ces dalles grises, je vis qu'elles venaient d'être polies, que des traces de lettres creusées y restaient encore, et je vis bien qu'elles provenaient du cimetière voisin, - dont les croix noires m'apparaissaient, à présent, de côté, à une centaine de pas Et la maison me sembla changée à donner le frisson, et les échos du lugubre coup de marteau, que je laissai retomber, dans mon saisissement, retentirent, dans l'intérieur de cette demeure, comme les vibrations d'un glas. Ces sortes de vues, étant plutôt morales que physiques, s'effacent avec rapidité. Oui, j'étais, à n'en pas douter une seconde, la victime de cet abattement intellectuel que j'ai signalé. Très empressé de voir un visage qui m'aidât, par son humanité, à en dissiper le souvenir, je poussai le loquet sans attendre davantage. -J'entrai. Le plateau de Gadda est bien tel qu'il l'a vu, sans fin, monotone, presque sépulcral, d'une beauté hors de la mesure humaine. Minéral: au fur et à mesure qu'on avance vers le Sud, la végétation rase des abords du Draa s'amenuise, se fait plus chétive, plus noire, jusqu'à être réduite à néant. La route suit des sortes de couloirs, des stries, des rainures. Au loin, les collines de pierres sont bleues, irréelles : des cuestas, des dunes, des glacis de sable. A certains endroits, la terre brille comme s'il y avait une gloire sous le ciel gris. Nulle part ailleurs nous ne nous sommes sentis aussi près du socle du monde, aussi proches de la dureté éternelle dont on dit qu'elle prendra un jour la forme d'un immense aérolithe de fer. Et pourtant aussi touchés par la lumière, par le soleil. Comme si nous étions des insectes collés à une gigantesque vitre, pris entre les deux plaques abrasives de la terre et du ciel.
Paysage du vent, du vide. Pays usé dont l'eau s'est retirée un jour, laissant à nu les fonds, les anciennes plages, les chenaux, les traces de coups des vagues cognant contre les falaises. L'eau est partout : tandis que nous roulons sur cette route rectiligne, elle apparaît dans le lointain, elle brille. De grands lacs tranquilles, légers, couleur de ciel, de longs bras transparents qui s'ouvrent devant nous et se referment après nous. C'est l'eau de nos rêves. Oh ! comme elle était belle ! Les plus grands peintres, lorsque, poursuivant dans le ciel la beauté idéale, ils ont rapporté sur la terre le divin portrait de la Madone, n'approchent même pas de cette fabuleuse réalité. Ni les vers du poète ni la palette du peintre n'en peuvent donner une idée. Elle était assez grande, avec une taille et un port de déesse ; ses cheveux, d'un blond doux, se séparaient sur le haut de sa tête et coulaient sur ses tempes comme deux fleuves d'or ; on aurait dit une reine avec son diadème ; son front, dune blancheur bleuâtre et transparente, s'étendait large et serein sur les arcs de deux cils presque bruns, singularité qui ajoutait encore à l'effet de prunelles vert de mer d'une vivacité et d'un éclat insoutenables. Quels yeux ! avec un éclair ils décidaient de la destinée d'un homme ; ils avaient une vie, une limpidité, une ardeur, une humidité brillante que je n'ai jamais vues à un oeil humain ; il s'en échappait des rayons pareils à des flèches et que je voyais distinctement aboutir à mon coeur. Je ne sais si la flamme qui les illuminait venait du ciel ou de l'enfer, mais à coup sûr elle venait de l'un ou de l'autre. Cette femme était un ange ou un démon, et peut-être tous les deux ; elle ne sortait certainement pas du flanc d'Ève, la mère commune. Des dents du plus bel orient scintillaient dans son rouge sourire, et de petites fossettes se creusaient à chaque inflexion de sa bouche dans le satin rose de ses adorables joues. Pour son nez, il était d'une finesse et d'une fierté toute royale, et décelait la plus noble origine. Des luisants d'agate jouaient sur la peau unie et lustrée de ses épaules à demi découvertes, et des rangs de grosses perles blondes, d'un ton presque semblable à son cou, lui descendaient sur la poitrine. De temps en temps elle redressait sa tête avec un mouvement onduleux de couleuvre ou de paon qui se rengorge, et imprimait un léger frisson à la haute fraise brodée à jour qui l'entourait comme un treillis d'argent.
Elle portait une robe de velours nacarat, et de ses larges manches doublées d'hermine sortaient des mains patriciennes d'une délicatesse infinie, aux doigts longs et potelés, et d'une si idéale transparence qu'ils laissaient passer le jour comme ceux de l'Aurore. Tous ces détails me sont encore aussi présents que s'ils dataient d'hier, et, quoique je fusse dans un trouble extrême, rien ne m'échappait : la plus légère nuance, le petit point noir au coin du menton, l'imperceptible duvet aux commissures des lèvres, le velouté du front, l'ombre tremblante des cils sur les joues, je saisissais tout avec une lucidité étonnante. A mesure que je la regardais, je sentais s'ouvrir dans moi des portes qui jusqu'alors avaient été fermées ; des soupiraux obstrués se débouchaient dans tous les sens et laissaient entrevoir des perspectives inconnues ; la vie m'apparaissait sous un aspect tout autre ; je venais de naître à un nouvel ordre d'idées. Charleville (Ardennes), le 24 mai 187O.
À Monsieur Théodore de Banville. Cher Maître, Nous sommes aux mois d'amour ; j'ai presque dix-sept ans. L'âge des espérances et des chimères, comme on dit, — et voici que je me suis mis, enfant touché par le doigt de la Muse, — pardon si c'est banal, — à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces choses des poètes — moi j'appelle cela du printemps. Que si je vous envoie quelques-uns de ces vers, — et cela en passant par Alph. Lemerre, le bon éditeur, — c'est que j'aime tous les poètes, tous les bons Parnassiens, — puisque le poète est un Parnassien, — épris de la beauté idéale ; c'est que j'aime en vous, bien naïvement, un descendant de Ronsard, un frère de nos maîtres de 1830, un vrai romantique, un vrai poète. Voilà pourquoi. — c'est bête, n'est-ce pas, mais enfin ?... Dans deux ans, dans un an peut-être, n'est-ce pas, je serai à Paris. — Anch'io, messieurs du journal, je serai Parnassien ! — Je ne sais ce que j'ai là... qui veut monter... — Je jure, cher maître, d'adorer toujours les deux déesses, Muse et Liberté. Ne faites pas trop la moue en lisant ces vers : ... Vous me rendriez fou de joie et d'espérance, si vous vouliez, cher Maître, faire faire à la pièce Credo in unam une petite place entre les Parnassiens... Je viendrais à la dernière série du Parnasse : cela ferait le Credo des poètes !... — Ambition ! ô Folle ! ARTHUR RIMBAUD Il y avait dans la ville même de Paris une jeune fille nommée Héloïse, nièce d'un chanoine appelé Fulbert, lequel, dans sa tendresse, n'avait rien négligé pour la pousser dans l'étude de toute science des lettres. Physiquement, elle n'était pas des plus mal ; par l'étendue du savoir, elle était des plus distinguées. Plus cet avantage de l'instruction est rare chez les femmes, plus il ajoutait d'attrait à cette jeune fille : aussi était-elle déjà en grand renom dans tout le royaume. La voyant donc parée de tous les charmes qui attirent les amants, je pensai qu'il serait agréable de nouer avec elle une liaison amoureuse, et je crus que rien ne serait plus facile. J'avais une telle renommée, une telle grâce de jeunesse et de beauté, que je pensais n'avoir aucun refus à craindre, quelle que fût la femme que j'honorasse de mon amour. Je me persuadai d'ailleurs que la jeune fille répondrait à mes désirs d'autant plus volontiers, qu'elle était instruite et avait le goût de l'instruction ; même séparés, nous pourrions nous rendre présents l'un à l'autre par un échange de lettres et écrire des choses plus hardies que dans nos entretiens ; ainsi se perpétueraient des entretiens délicieux.
Tout enflammé de passion pour cette jeune fille, je cherchai l'occasion de nouer des rapports intimes et journaliers qui la familiariseraient avec moi et l'amèneraient plus aisément à céder. Pour y arriver, j'entrai en relation avec son oncle par l'intermédiaire de quelques-uns de ses amis ; ils l'engagèrent à me prendre dans sa maison, qui était très voisine de mon école, moyennant une pension dont il fixerait le prix. J'alléguai pour motif que les soins d'un ménage nuisaient à mes études et m'étaient trop onéreux. Fulbert aimait l'argent et il était très soucieux de faire toujours progresser sa nièce dans la connaissance des lettres. En flattant ces deux passions, j'obtins sans peine son consentement, et j'arrivai à ce que je souhaitais : il se jeta sur l'argent et crut que sa nièce profiterait de mon savoir. Répondant même à mes vœux sur ce point au-delà de toute espérance, et servant lui-même mon amour, il confia Héloïse à ma direction pleine et entière, m'invita à consacrer à son éducation tous les instants de loisir que me laisserait l'école, la nuit comme le jour, et quand je la trouverais en faute, à ne pas craindre de la châtier. Sur ce point, je fus absolument stupéfait de sa naïveté : confier ainsi une tendre brebis à un loup affamé ! Me la donner non seulement à instruire, mais à châtier sévèrement, était-ce autre chose que d'offrir toute licence à mes désirs et me fournir, fût-ce contre mon gré, l'occasion de triompher par les menaces et par les coups, si les caresses étaient impuissantes ? Mais deux choses écartaient de l'esprit de Fulbert tout soupçon d'infamie : la tendresse filiale de sa nièce et ma réputation de continence. Que dire de plus ? Nous fûmes d'abord réunis par le même toit, puis par le coeur. Sous prétexte d'étudier, nous étions donc tout entier à l'amour ; ces mystérieux entretiens, que l'amour appelait de ses vœux, les leçons nous en ménageaient l'occasion. Les livres étaient ouverts, mais il se mêlait plus de paroles d'amour que de philosophie, plus de baisers que d'explications ; mes mains revenaient plus souvent à ses seins qu'à nos livres ; nos yeux se cherchaient, réfléchissant l'amour, plus souvent qu'ils ne se portaient sur les textes. Pour mieux éloigner les soupçons, j'allais parfois jusqu'à la frapper, coups donnés par l'amour, non par l'exaspération, par la tendresse, non par la haine, et ces coups dépassaient en douceur tous les baumes. Que vous dirais je ? Dans notre ardeur, nous avons traversé toutes les phases de l'amour ; tout ce que la passion peut imaginer de raffinement insolite, nous l'avons ajouté. Plus ces joies étaient nouvelles pour nous, plus nous les prolongions avec ardeur : nous ne pouvions nous en lasser. Cependant, à mesure que la passion du plaisir m'envahissait, je pouvais de moins en moins vaquer à la philosophie et prendre soin de mon enseignement. C'était pour moi un violent ennui d'y aller ou d'y rester ; c'était aussi une fatigue, mes nuits étant données à l'amour, mes journées au travail. Je ne faisais plus mes leçons qu'avec indifférence et tiédeur ; je ne parlais plus d'inspiration, je produisais tout de mémoire : je ne faisais guère que répéter mes anciennes leçons, et si j'avais assez de liberté d'esprit pour composer quelques pièces de vers, c'était l'amour, non la philosophie qui me les dictait. De ces vers, vous le savez, la plupart, devenus populaires en maint pays, sont encore chantés fréquemment par ceux qui connaissent le bonheur d'une vie semblable. Quelles furent la tristesse, la douleur, les plaintes de mes élèves, quand ils s'aperçurent de la préoccupation, que dis-je ? du trouble de mon esprit, on peut à peine s'en faire une idée. Une chose aussi visible ne pouvait guère échapper qu'à celui à la honte duquel elle tournait, je veux dire surtout à l'oncle de la jeune fille. On avait essayé de lui donner des inquiétudes, il n'avait pu le croire, d'abord, ainsi que je l'ai dit, à cause de l'affection sans bornes qu'il avait pour sa nièce, ensuite à cause de ma réputation de continence. On ne croit pas aisément à l'infamie de ceux qu'on aime, et, dans un coeur rempli d'une tendresse profonde, il n'y a point place pour les souillures du soupçon. De là vient que le bienheureux Jérôme écrit dans sa lettre à Castricien : « Nous sommes toujours les derniers à connaître les plaies de notre maison, et nous ignorons encore les vices de nos enfants et de nos épouses, quand déjà les voisins en ricanent. » Mais ce qu'on apprend après les autres, on finit toujours par l'apprendre, et ce qui est connu de tous ne peut rester caché à un seul. Ce fut ce qui, après quelques mois, nous arriva. Quel déchirement pour l'oncle à cette découverte ! Quelle douleur pour les amants contraints de se séparer ! Quelle honte, quelle confusion pour moi ! De quel coeur brisé fus-je affligé de l'affliction de la jeune fille ! et quels flots de désespoir souleva dans son âme la pensée de mon propre déshonneur ! Nous gémissions chacun, non sur notre propre sort, mais sur le sort de l'autre ; chacun de nous déplorait l'infortune de l'autre, non la sienne. Mais la séparation des corps ne faisait que resserrer nos cœurs ; privé de toute satisfaction, notre amour s'en enflammait davantage ; une fois la honte passée, la passion nous ôta toute pudeur, le sentiment de la honte nous devenait d'autant plus indifférent que la jouissance de la possession était plus douce. Il nous arriva donc ce que les poètes racontent de Mars et de Vénus, quand ils furent surpris. Peu après, la jeune fille sentit qu'elle était mère, et elle me l'écrivit aussitôt avec des transports d'allégresse, me consultant sur ce qu'elle devait faire. Une nuit, pendant l'absence de son oncle, je l'enlevai, ainsi que nous en étions convenus, et je la fis immédiatement passer en Bretagne, où elle resta chez ma sœur jusqu'au jour où elle donna naissance à un fils qu'elle nomma Astrolabe. Cette fuite rendit Fulbert comme fou ; il faut avoir été témoin de la violence de sa douleur, des abattements de sa honte, pour en concevoir une idée. Que faire contre moi ? Quelles embûches me tendre ? Il ne le savait. Me tuer, me mutiler ? Avant tout, il craignait d'appeler les représailles des miens, en Bretagne, sur sa nièce chérie. Se saisir de moi pour me mettre en prison était chose impossible : je me tenais en garde, convaincu qu'il était homme à oser tout ce qu'il pourrait, tout ce qu'il croirait pouvoir faire. Enfin, touché de compassion pour l'excès de sa douleur et m'accusant moi-même de la tromperie que lui avait faite mon amour, comme de la dernière des trahisons, j'allai le trouver ; je le suppliai, je lui promis toutes les réparations qu'il lui plairait d'exiger ; je protestai que ce que j'avais fait ne surprendrait aucun de ceux qui avaient éprouvé la violence de l'amour et qui savaient dans quels abîmes, depuis la naissance du monde, les femmes avaient précipité les plus grands hommes. Pour mieux l'apaiser encore, je lui offris une satisfaction qui dépassait tout ce qu'il avait pu espérer : je lui proposai d'épouser celle que j'avais séduite, à la seule condition que le mariage fût tenu secret, afin de ne pas nuire à ma réputation. Il accepta, il m'engagea sa foi et celle des siens, et scella de ses baisers la réconciliation que je sollicitais. C'était pour me mieux trahir. Je préfère peindre des yeux humains plutôt que des cathédrales,
si majestueuses et si imposantes soient-elles - l'âme d'un être humain - même les yeux d'un pitoyable gueux ou d'une fille du trottoir sont plus intéressants selon moi. Pas plus que les girouettes ne modifient en quoi que ce soit la direction du vent, les opinions humaines ne changent rien à certaines vérités fondamentales. Ce n'est pas grâce aux girouettes que le vent vient de l'est ou du nord; de même, ce ne sont pas les opinions, quelles qu'elles soient, qui font que la vérité est la vérité.
Il existe des choses aussi vieilles que l'humanité et qui ne disparaîtront pas de sitôt. Je connais une vieille légende de je ne sais plus quel peuple, qui est très jolie. Évidemment, il ne faut pas la prendre à la lettre : c'est un symbole de plusieurs choses. Dans le récit, on prétend que le genre humain procède de deux frères. Les hommes pouvaient alors choisir, dans tout ce qui existait, ce qu'ils enviaient. Tel choisissait l'or; un autre, un livre. Tout réussissait au premier, celui qui avait choisi l'or, tandis que rien ne réussissait au second. La légende relate que l'homme au livre fut relégué - sans expliquer exactement pourquoi- et isolé dans un pays glacial et misérable. Dans son abandon, il se mit à lire son livre et y apprit beaucoup de choses. Tant et si bien qu'il parvint à se faire une existence supportable, qu'il inventa plusieurs ustensiles qui lui permirent de se tirer d'affaire, et qu'il finit par acquérir un certain pouvoir, à force de travailler et de lutter. Plus tard, au moment où lui devenait encore plus fort grâce au livre, l'autre se mettait à dépérir, mais il vécut assez longtemps pour se rendre compte que l'or n'est pas l'axe autour duquel tout tourne. Ce n'est qu'une légende, mais, pour moi, elle a un sens profond que je trouve vrai. "Le livre" ne veut pas dire tous les livres de la littérature, mais la conscience, la raison et l'art. "L'or", ce n'est pas uniquement l'argent, mais en même temps le symbole de beaucoup de choses.
- Sérieusement, c'est une danse terriblement populaire partout.
- D'accord. Nous ne le serions plus très longtemps. - Eh bien, cette danse populaire, faite par le peuple, du peuple, cette espèce de Lincoln de la danse qui libère les Noirs et fait bouger les Blancs, est née aux environs de 1952, année fatale où Batista fit un de ses trois coups d'Etat. Le dernier, pour être exact. - Et alors ? De plus en plus parapluie. Il ne comprenait rien à rien. - Cette danse nationale, nègre, populaire, etc..., a eu non seulement le malheur de naître au moment de la dictature de Batista, époque de la plus grande pénétration, etc..., mais elle a connu son apogée brillante au temps où Batista avait lui aussi sinon son apogée, du moins pas son périgée, et où il brillait encore de tout l'éclat de trois étoiles de première magnitude. Alors il vit. Enfin il vit. Il vit. Il resta muet. Mais moi,non. - Tu dois maintenant me demander ce que je veux dire, pour que je puisse te répondre que le cha-cha-cha, comme l'art abstrait, comme la "littérature que nous faisons, nous", comme la poésie hermétique, comme le jazz, comme tout art, est coupable. Pourquoi ? Parce que Cuba est socialiste, a été déclarée socialiste par décret, et que dans le socialisme l'homme est toujours coupable. Théorie de l'éternel retour de la faute - nous avons commencé par le péché originel et nous finissons dans le péché total.
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