"Me voici devenu le nouveau marquis de Z...", me dit-il, sans une ombre d'orgueil. Il me confia que l'héritage de ce titre - l'un des plus antiques du pays - ne suffisait pas à le rendre heureux et il me confessa alors qu'il était prêt à brader toutes ses propriétés - y compris le château de ses ancêtres - pour partir s'installer dans l'un ou l'autre de ces petits douars qui bordent le grand désert algérien. "Ce n'est pas une mauvaise idée, lui dis-je en m'efforçant de ne pas laisser paraître ma surprise. Au diable la civilisation ! Tous les gens que je connais s'en vont vivre dans les douars algériens. C'est la mode." Calixto, qui est loin d'être bête, comprit que je ne parlais pas sérieusement. Il me dit que je pouvais m'épargner cette sorte de cliché, son voyage en Afrique étant beaucoup plus que le simple rejet de la vie dans les grandes villes. "Je t'assure que mes raisons sont bien plus profondes", soupira-t-il en balançant le cou, qu'il avait très long. Il but d'un trait sa chope de bière et il me sembla que sa bosse augmentait légèrement de volume. Je l'interrogeai sur les raisons qu'il avait de vouloir déménager dans le nord de l'Afrique et, pendant un bon moment, il ne dit mot, la lèvre inférieure en avant, tout en exécutant avec sa mâchoire inférieure un curieux mouvement de rotation. Enfin, après avoir émis un sourd grognement, il me dit, l'air de raconter la chose la plus normale du monde, qu'il était un chameau de Bactriane et qu'il ne lui semblait pas convenable que des chameaux vécussent dans d'immenses châteaux gothiques, entre des tapisseries et des armures. Son aveu me rit par surprise et, pendant quelques instants, je ne sus quoi dire. "Calixto, mon cher ami, observai-je enfin, tu te trompes lorsque tu crois être un chameau de Bactriane. Tu ne peux pas en être un. Ces chameaux ont deux bosses, et toi tu n'en as qu'une." Mes paroles ne lui furent d'aucune consolation. Il secoua la tête de gauche à droite et m'expliqua que, mis à part sa bosse, il avait ses raisons de penser qu'il était, pour le moins, un dromadaire. "Première raison, me dit-il. Tel que tu me vois, je suis capable de passer huit jours sans toucher à une goutte d'eau. Deuxième raison : je suis incapable de pratiquer la copulation devant témoins, comme c'est le cas pour les chameaux, qui ont eux aussi leur quant-à-soi. Troisième raison: j'inspire aux chevaux une terreur inexplicable et, en dépit d'innombrables tentatives, je n'ai pas encore réussi à seller la magnifique jument que j'ai héritée de mon grand-père. Quatrième raison : j'éprouve une aversion congénitale pour tous les êtres vivants, y compris les hommes, que je n'ai, jusqu'à présent, supportés qu'à grand-peine. Cinquième raison: j'ai aux jambes quatre articulations et autant de rotules. Dois-je continuer ? - Non, ce n'est pas nécessaire, dis-je ému par son étrange folie, à mon ami. Tu m'as convaincu. Tu es bien un dromadaire. Préviens-moi quand tu t'embarqueras pour l'Afrique. Je viendrai au port te faire mes adieux." Calixto me dit alors qu'il n'avait l'intention de faire le voyage ni en bateau ni en avion et qu'il préférait aller à pied avec tous ses bagages sur le dos, car les chameaux sont capables, surtout en pleine canicule, de faire du huit kilomètres à l'heure avec deux cents kilos sur le dos. "Et puis ce voyage sera pour moi une purification, me dit-il. Quand je toucherai l'oasis désirée, je me serai enfin purgé de mon péché. Je veux parler, bien entendu, du péché d'avoir vécu trente ans en ayant la prétention d'être un homme." |
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