Je marquais d’un point les cartes du monde et je me sentais loin. J’avais reçu, pendant quelques années encore, des lettres errantes qui me rejoignaient comme nous parvient la lumière d’étoiles mortes. Puis n’était resté que le signe, le point d’encre. S’y tenait un jardin plié, cent fois replié sur lui. Papillon de nuit effrayé qu’il fallait, chaque fois que j’y pensais sérieusement, déplier à genoux, aile par aile, prenant soin des poussières et des poudres, tirant sur les allées pour obtenir qu’enfin elles s’ouvrent, et se déroulent devant mes pas, avec leurs intouchables rosées. A peine quitté, cela se refermait, dormait à pétales serrés. Souvent je ne savais plus où chercher cette image silencieuse, sur laquelle mes yeux devaient accommoder pour l’arrêter et qui fuyait soudain, impossible à retenir dans la chaleur. Souvenir de plus en plus pauvre, sablier qui perdait son sable, papillon toujours là mais léger, difficile à saisir et puis plus vite ouvert peut-être et parcouru. Morceau de terre à rétrécir au bout du temps avec des arbres rabougris, des escaliers sans marches, des prairies tout de suite enjambées. Ou bien alors, les nuits de fièvre, cela trouvait des protubérances somptueuses. J’entrais aux serres cathédrales, les grands perrons arrondis me faisaient commencer mille pas menus, je découvrais des volières obscures où les queues de paons s’étalaient et se fermaient avec lenteur. J’aurais tout perdu à la longue. Courant après un leurre follement exposé par mes soins, pour des parfums échevelés oubliant l’humble, le ténu, qui me permettait de faire surgir une allée, de franchir une grille. Magicien abandonné par un corbeau mort, rigide, les ailes scellées, j’aurais été contraint de toucher, tâter partout le sol. En quittant l’Asie, je serais entré dans l’inextricable des possibles, cavalier chevauchant à l’oreille vers un chant qui s’est tu, aveugle doutant de toutes les feuilles de sa mémoire, ne voulant plus se croire et croyant toutes les fontaines, pataugeant dans tous les bassins des maisons ancestrales d’Occident, égaré dans les serres, reconnaissant tout, et rien. J’aurais pu m’arrêter à l’endroit où il ne fallait pas. Ou passer devant la maison, trop près, suivre la fraîcheur des fossés, sans qu’elle et moi le sachions. Passer sous le mur en bas, continuer comme un chemineau, quelqu’un qui n’est pas d’ici. Je ne me serais même pas mis en route si j’avais attendu que les flammes, les orchidées de mes nuits, achèvent de dévorer mes souvenirs. Je suis arrivé un matin. Très tôt. Le portillon poussé, son grincement encore entre mes jambes, l’odeur de terre m’a sauté au cœur. Portail ouvrant sur les feuilles immobiles. « C’est bizarre, Monsieur, je ne vous remets pas... ! » Je me suis avancé dans l’herbe haute, décolorée, sous les branches basses encore chargées de feuilles qui faisaient la lumière jaune et lente. Dans le sous-bois, des escaliers aux marches penchées montent vers le parc. Là s’élèvent des arbres dont le tronc divisé en trois porte, à sa naissance, un nid de terre et d’herbe. Au bout du parc, le jardin. Silencieuses retrouvailles entre un pas toujours à elles accordé et les allées de sable. Continents abolis, le jardin était vaste par l’intimité qui m’obligeait d’arrêter à chaque instant. Il s’agissait d’une graine comme je n’en avais pas vu depuis des années, d’une petite plante dont je reconnaissais les fleurs pâles. J’avançais doucement, je croyais courir. Mais ce que je ne voyais pas encore m’était déjà rendu, car tout se tenait et mes jambes d’enfant accouraient après avoir froissé le second jardin, de l’autre côté, quand j’arrivais seulement au pied des marches, séparé encore de la maison par le perron et la largeur de la terrasse. Maison, comme à certains retours de vacances fermée. Plus gravement, peut-être. Elle avait attendu. « Je ne peux pas vous faire visiter la maison, Monsieur, comprenez, je suis le jardinier et j’attends Monsieur Paul. Je serais même content qu’il revienne s’il doit revenir un jour, parce que la mère et moi commençons à être vieux et après nous je ne sais pas qui entretiendra les jardins. » Je suis allé au fond du domine, jusqu’à la haie blanchie par les graines à plumes des clématites sauvages derrière laquelle commence une vie agricole qui est d’usure –arrachements, terre éventrée, arbres secoués- et non d’attente. Il y avait une éternité que j’avais poussé le petit portail sur la route où les acacias semaient leurs feuilles pâles. J’étais un étranger, mais immédiatement j’avais été pris, enraciné. La terre me tenait par le mélange de ses feuilles mortes à mes chevilles. « Écoutez, cette maison est la mienne. J’ai passé mon enfance ici quand vous n’étiez pas encore jardinier –Je ne dis pas non, Monsieur, cependant, Monsieur Paul était grand et fort, sans vouloir vous offenser vous ne lui ressemblez pas J’ai connu Monsieur Paul quand il devait avoir vingt ans et quelques années, on le rencontrait dans le bourg à ce moment-là Après je ne l’ai pas revu. Paraît qu’il est venu une fois et reparti tout de suite. Quand j’ai laissé la terre à ma fille, je suis entré ici, jardinier. Et il y a dix-sept ans que j’ai la garde de la maison sans personne. Oui, j’avais cinquante-neuf ans quand la sœur de Madame qui était restée là après elle, nous a quittés. Je ne sais pas si le notaire, les papiers… Il faudrait que j’aie un ordre, mais Monsieur Paul dans tout ça ?... « Le notaire que je connaissais est mort, vous me l’avez dit vous-même et son successeur n’a que des dossiers ! » Je me suis arraché aux marais, aux fleuves, j’ai traversé les frontières sans papiers. Tant de nuits pour une ligne droite qui n’était qu’en ma tête. Je suis revenu par la terre. Une aube. Tous ceux qui m’aimaient ne sont plus. Je pousse le portillon des mémoires, une couche de feuilles par année, jardin glacé, glacé, le gel a brisé les miroirs, parc impossible à remonter, lisse, nacré. Maison fermée, on ne peut l’ouvrir. Dans les tiroirs, il y a des lettres que j’ai écrites, des mouchoirs dont je reconnaîtrais l’odeur. « Ça, Monsieur, la maison, je ne peux pas, c’est trop de responsabilité. Vous pourriez me laisser entrer dans la cave, je vous montrerais l’endroit où je jouais avec les bulbes jaunes et rouges des glaïeuls, sous l’escalier de bois. – L’escalier a été refait, Monsieur, l’année où j’ai commencé. C’est un escalier en ciment. » Les rosiers se sont noués en troncs près des murs. Les arbres ont effacé, barré de branches nouvelles et recouvert de mousse les chemins que j’avais tracés sur leur peau quand je passais de l’un à l’autre. « Ces tiges sèches sont celles d’une plante que j’avais rapportée de Chine. – Je ne sais pas, Monsieur, nous les avons toujours appelées les fleurs de Madame Noémie, elle disait qu’elle les aimait bien. Depuis qu’elle n’est plus là, nous semons chaque année dans les parterres les fleurs qu’il y avait autrefois, mais la semence est dégénérée. » Quand j’ai poussé le portillon, ils ont entendu son léger grincement. Tous ils ont couru au-devant de moi, les femmes avec leur ouvrage à la main, les oncles en tenue d’été, le jardinier d’alors qui cueillait du tilleul, l’odeur forte de l’herbe sous la balançoire des enfants. La maison, ouverte à l’été naissant, avait quelque chose de fragile, dans son parfum de cire usée comme une secrète connaissance des grosses fleurs de millepertuis écloses dans le sous-bois. Et les miroirs semblaient brillants de cette larme qu’avaient eue ma mère et ma tante. Après la fraîcheur des couloirs, j’ai retrouvé les chaises cannées sous les arbres, où l’on écoute tout autour le silence de l’été qui commence à peser sur les prés, sur les menthes et l’herbe profonde, quand les vaches suivent l’ombre des haies. Et pour quatre heures, toujours les mêmes longues tartines à la confiture de mûres. « Je peux vous dire qu’en mai il y avait des œillets ici, des petits œillets roses dont la fleur éclate sur le côté. –Il n’y sont plus, Monsieur, je ne les ai jamais vus. » Je sais aussi que les haies du laurier-palme tachent le bec des merles en automne. Et se réveillent en moi tous les objets qui sont derrière les murs. Un à un ils sortent de la nuit ancienne où j’ignorais leur présence. « Puisque je vous affirme que je suis Monsieur Paul, pourquoi ne pas me croire ? » |
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