Et de fait, lorsque, attablés dans une salle à manger ancienne, loin des cadavres et des meurtres, loin d'un milliard de bœufs égorgés, les représentants des plus vieilles familles ressuscitaient sous la présidence de la comtesse les symposiums platoniciens, on aurait cru que 'esprit de la poésie et de la philosophie s'élevait des cristaux et des fleurs, et que les paroles enchantées s'assemblaient d'elles-mêmes pour former des vers..
Il y avait par exemple un certain prince qui, à la demande de la comtesse, assumait un rôle d'intellectuel et de philosophe, et il le faisait de façon si princière, il exprimait des idées si belles et si nobles que si Platon l'avait entendu, il serait resté, honteux, derrière sa chaise, serviette en main, pour lui changer les assiettes. Il y avait une baronne qui avait entrepris d'orner par son chant la réunion, bien qu'elle n'eût jamais appris à chanter : je doute qu'Ada Sari aurait su, en cette occasion, atteindre un tel bon ton. La tempérance de ces réunions comportait quelque chose de merveilleux, de merveilleusement végétarien, je dirais même de luxueusement végétarien, et le spectacle d'immenses fortunes penchées modestement sur une portion de choux-raves laissait une impression inoubliable, surtout si l'on considère le caractère terriblement carnivore de l'époque présente. Même nos dents, nos dents de rongeurs, paraissaient perdre la marque funeste de Caïn...En ce qui concerne la nourriture, la cuisine sans viande de la comtesse était vraiment inégalable : le goût de ses tomates farcies au riz était particulièrement bien lié, et ses omelettes aux asperges étaient fantastiques par leur consistance et leur odeur.