-Saint et Dieu, la vie a-t-elle une seconde voie ?
Le père Bento ne voulait même pas écouter : douter était déjà une désobéissance en soi. D'abord, nul ne décortique deux fois le sésame. Ensuite le péché est utile s'il est avouable. Et Bento prévenait : on n'entre pas au ciel de n'importe quelle manière. Là-bas, aux portails célestes, il faut une autorisation conforme. Et je demandais encore : qui exécute ce tri à l'entrée du paradis ? Un portier agréé ? Un tribunal avec ses juges vénérables ?
Les années ont passé, les erreurs persisté. Et le sujet me reste toujours à éclaircir. C'est pourquoi je reviens vers vous afin que vous m'écoutiez, même dans un simulacre religieux. Si vous me faites cette faveur, mon père, dites-moi: cette entrée au Paradis dépend de la race à la mode ou des clauses définissant un moins que plus ?
Les Noirs comme moi, que le Ciel me vienne en aide, obtiennent l'autorisation ? Ou doivent-ils verser quelques largesses, commander un ouvre-bouche chez un chef quelconque ?
Je suis arrogant, mais cela découle du doute, excellentissime. Les questions me restent en travers de la gorge. Par exemple : quelqu'un peut-il quitter directement son village pour le Ciel ? Simplement, sans passer comme il se doit par la capitale, ni être muni d'une feuille de route enregistrée et tamponnée par les instances ?
Ensuite, voyez-vous : je ne parle pas anglais. Même en portugais, je ne gribouille que hors du bréviaire. Je vois déjà l'écriteau, comme dans les films : welcome to paradise ! Et je ne saurai pas en lire davantage. On pourra bien m'accorder la parole. C'est comme donner un haut-parleur à un muet.
Mon espoir c'est qu'il se produise la même chose qu'au bal du Chemin de fer. C'était il y a si longtemps que, pour m'en souvenir, je dois aller au-delà de ma mémoire. C'était le bal de fin d'année. Le Père le sait bien : l'année n'est pas comme le soleil qui naît pour tous. L'année se termine uniquement pour certains et commence chaque fois pour moins de gens.
Je savais qu'on ne me laisserait pas entrer. Mais ma passion pour la mulâtre Margarida était plus forte que ma certitude d'être expulsé. Et ainsi, tout honteux, avec des habits d'emprunt, je m'alignai dans la queue à l'entrée. J'étais l'unique non Blanc aux alentours. Ma surprise: le portier n'a pas semblé étonné. Il a posé sa main sur mon épaule et a dit :
- Rentre, garçon.
Il m'a certainement confondu avec un employé du bar. Qui sait, maintenant, le portier du Ciel me confondra également et me laissera entrer, croyant que j'irai servir les rangs de la domesticité ?
Car ce qui se passe, cher excellentissime Père, c'est que je suis en train de mourir, dégoulinant de sang, par ma volonté de cesser de vivre. Vous voyez ce poignard ? Ce n'est pas avec lui que je me suis tailladé. Ça fait longtemps que je prends un couteau non par le manche mais par la lame. A tant tenir la lame, mes mains coupent toutes seules. Je me passe d'instrument pour trancher. En outre, vous connaissez ma déficience, ces doigts qui ne m'obéissent plus, ma main qui ne m'appartient pas, comme si elle daignait seulement un geste à mon âme morte. Cette fois, ce sont mes doigts incisifs qui m'ont tué. Ne restez pas comme ça, ne soyez pas effondré. Vous souvenez-vous de ce que je vous demandais,
mon Père ?
-Je veux être un saint, mon Père.
Et vous vous moquiez. Que je ne pouvais pas être un saint. Et pourquoi ? Car un saint, disiez-vous, est quelqu'un de bon.
-Et moi je ne suis pas bon ?
-Mais le saint est une personne spéciale, plus unique que quiconque.
-Et moi, mon Père, je suis spécialement unique.
Que je ne comprenais pas : un saint est une personne qui abdique de la Vie. Dans mon cas, mon Père, c'est la Vie qui avait abdiqué de moi. Oui, maintenant je comprends : les saints sont sanctifiés par la mort. Tandis que moi, c'est moi qui ai sanctifié la vie.
Maintenant, je tire à ma fin. Un saint advient à sa fin. Je ne suis jamais advenu. Mais ce n'est pas cette fois-ci que la mort s'inaugure en moi. Mon cœur s'est éteint avec cette lointaine nuit de bal. Oui, je suis rentré dans le salon du Chemin de fer. Mais je suis demeuré hors du cœur de la mulâtre Margarida. La fille n'a même pas pris la peine de me regarder de loin, froide et absente. Blanche parmi les Blancs. C'est quand elle a laissé tomber son verre qui s'est brisé par terre. Et moi, pour atténuer sa gêne, je me suis aussitôt baissé pour ramasser les tessons, les rassemblant dans ma main. C'est alors que le vigile de la fête, appelé par les docteurs émérites, m'a attrapé le bras, me forçant à me lever. L'homme m'a tiré par les mains en les serrant si vigoureusement que les morceaux de verres ont entamé profondément mes mains. C'est là que j'ai tranché la chair, les nerfs, les tendons. Et le sang d'un Noir a coulé tel une maladie maculant l'immaculé territoire des Blancs.
Ce n'est pas l'entaille qui m'a fait le plus souffrir, cher Père. Ce n'est pas l'humiliation non plus. C'est Margarida me voyant chassé sans élever de protestation.
J'ai tellement souffert de son manque d'attention que mon âme a imité le verre : brisée, dilacérée. Quand on m'a expulsé je ne m'éprouvais déjà plus, congédié de moi à jamais.
Maintenant que le temps m'est compté, mon cœur n'entend plus que la musique de ce bal où la mulâtre Margarida m'attend, ses bras tendus légitimant ma vie ajournée. J'entre dans le salon de danse et, pardonnez-moi de vous manquer de respect en vous contredisant, je n'ai plus la force de parler davantage. Seulement de défaire votre certitude : la vie, oui, a une seconde voie. Si l'amour, regrettant de ne pas avoir aimé, le veut ainsi.