Tout enflammé de passion pour cette jeune fille, je cherchai l'occasion de nouer des rapports intimes et journaliers qui la familiariseraient avec moi et l'amèneraient plus aisément à céder. Pour y arriver, j'entrai en relation avec son oncle par l'intermédiaire de quelques-uns de ses amis ; ils l'engagèrent à me prendre dans sa maison, qui était très voisine de mon école, moyennant une pension dont il fixerait le prix. J'alléguai pour motif que les soins d'un ménage nuisaient à mes études et m'étaient trop onéreux.
Fulbert aimait l'argent et il était très soucieux de faire toujours progresser sa nièce dans la connaissance des lettres. En flattant ces deux passions, j'obtins sans peine son consentement, et j'arrivai à ce que je souhaitais : il se jeta sur l'argent et crut que sa nièce profiterait de mon savoir. Répondant même à mes vœux sur ce point au-delà de toute espérance, et servant lui-même mon amour, il confia Héloïse à ma direction pleine et entière, m'invita à consacrer à son éducation tous les instants de loisir que me laisserait l'école, la nuit comme le jour, et quand je la trouverais en faute, à ne pas craindre de la châtier. Sur ce point, je fus absolument stupéfait de sa naïveté : confier ainsi une tendre brebis à un loup affamé ! Me la donner non seulement à instruire, mais à châtier sévèrement, était-ce autre chose que d'offrir toute licence à mes désirs et me fournir, fût-ce contre mon gré, l'occasion de triompher par les menaces et par les coups, si les caresses étaient impuissantes ? Mais deux choses écartaient de l'esprit de Fulbert tout soupçon d'infamie : la tendresse filiale de sa nièce et ma réputation de continence.
Que dire de plus ? Nous fûmes d'abord réunis par le même toit, puis par le coeur. Sous prétexte d'étudier, nous étions donc tout entier à l'amour ; ces mystérieux entretiens, que l'amour appelait de ses vœux, les leçons nous en ménageaient l'occasion. Les livres étaient ouverts, mais il se mêlait plus de paroles d'amour que de philosophie, plus de baisers que d'explications ; mes mains revenaient plus souvent à ses seins qu'à nos livres ; nos yeux se cherchaient, réfléchissant l'amour, plus souvent qu'ils ne se portaient sur les textes. Pour mieux éloigner les soupçons, j'allais parfois jusqu'à la frapper, coups donnés par l'amour, non par l'exaspération, par la tendresse, non par la haine, et ces coups dépassaient en douceur tous les baumes. Que vous dirais je ? Dans notre ardeur, nous avons traversé toutes les phases de l'amour ; tout ce que la passion peut imaginer de raffinement insolite, nous l'avons ajouté. Plus ces joies étaient nouvelles pour nous, plus nous les prolongions avec ardeur : nous ne pouvions nous en lasser.
Cependant, à mesure que la passion du plaisir m'envahissait, je pouvais de moins en moins vaquer à la philosophie et prendre soin de mon enseignement. C'était pour moi un violent ennui d'y aller ou d'y rester ; c'était aussi une fatigue, mes nuits étant données à l'amour, mes journées au travail. Je ne faisais plus mes leçons qu'avec indifférence et tiédeur ; je ne parlais plus d'inspiration, je produisais tout de mémoire : je ne faisais guère que répéter mes anciennes leçons, et si j'avais assez de liberté d'esprit pour composer quelques pièces de vers, c'était l'amour, non la philosophie qui me les dictait. De ces vers, vous le savez, la plupart, devenus populaires en maint pays, sont encore chantés fréquemment par ceux qui connaissent le bonheur d'une vie semblable.
Quelles furent la tristesse, la douleur, les plaintes de mes élèves, quand ils s'aperçurent de la préoccupation, que dis-je ? du trouble de mon esprit, on peut à peine s'en faire une idée.
Une chose aussi visible ne pouvait guère échapper qu'à celui à la honte duquel elle tournait, je veux dire surtout à l'oncle de la jeune fille. On avait essayé de lui donner des inquiétudes, il n'avait pu le croire, d'abord, ainsi que je l'ai dit, à cause de l'affection sans bornes qu'il avait pour sa nièce, ensuite à cause de ma réputation de continence. On ne croit pas aisément à l'infamie de ceux qu'on aime, et, dans un coeur rempli d'une tendresse profonde, il n'y a point place pour les souillures du soupçon. De là vient que le bienheureux Jérôme écrit dans sa lettre à Castricien : « Nous sommes toujours les derniers à connaître les plaies de notre maison, et nous ignorons encore les vices de nos enfants et de nos épouses, quand déjà les voisins en ricanent. » Mais ce qu'on apprend après les autres, on finit toujours par l'apprendre, et ce qui est connu de tous ne peut rester caché à un seul. Ce fut ce qui, après quelques mois, nous arriva. Quel déchirement pour l'oncle à cette découverte ! Quelle douleur pour les amants contraints de se séparer ! Quelle honte, quelle confusion pour moi ! De quel coeur brisé fus-je affligé de l'affliction de la jeune fille ! et quels flots de désespoir souleva dans son âme la pensée de mon propre déshonneur ! Nous gémissions chacun, non sur notre propre sort, mais sur le sort de l'autre ; chacun de nous déplorait l'infortune de l'autre, non la sienne. Mais la séparation des corps ne faisait que resserrer nos cœurs ; privé de toute satisfaction, notre amour s'en enflammait davantage ; une fois la honte passée, la passion nous ôta toute pudeur, le sentiment de la honte nous devenait d'autant plus indifférent que la jouissance de la possession était plus douce. Il nous arriva donc ce que les poètes racontent de Mars et de Vénus, quand ils furent surpris. Peu après, la jeune fille sentit qu'elle était mère, et elle me l'écrivit aussitôt avec des transports d'allégresse, me consultant sur ce qu'elle devait faire. Une nuit, pendant l'absence de son oncle, je l'enlevai, ainsi que nous en étions convenus, et je la fis immédiatement passer en Bretagne, où elle resta chez ma sœur jusqu'au jour où elle donna naissance à un fils qu'elle nomma Astrolabe.
Cette fuite rendit Fulbert comme fou ; il faut avoir été témoin de la violence de sa douleur, des abattements de sa honte, pour en concevoir une idée. Que faire contre moi ? Quelles embûches me tendre ? Il ne le savait. Me tuer, me mutiler ? Avant tout, il craignait d'appeler les représailles des miens, en Bretagne, sur sa nièce chérie. Se saisir de moi pour me mettre en prison était chose impossible : je me tenais en garde, convaincu qu'il était homme à oser tout ce qu'il pourrait, tout ce qu'il croirait pouvoir faire.
Enfin, touché de compassion pour l'excès de sa douleur et m'accusant moi-même de la tromperie que lui avait faite mon amour, comme de la dernière des trahisons, j'allai le trouver ; je le suppliai, je lui promis toutes les réparations qu'il lui plairait d'exiger ; je protestai que ce que j'avais fait ne surprendrait aucun de ceux qui avaient éprouvé la violence de l'amour et qui savaient dans quels abîmes, depuis la naissance du monde, les femmes avaient précipité les plus grands hommes. Pour mieux l'apaiser encore, je lui offris une satisfaction qui dépassait tout ce qu'il avait pu espérer : je lui proposai d'épouser celle que j'avais séduite, à la seule condition que le mariage fût tenu secret, afin de ne pas nuire à ma réputation. Il accepta, il m'engagea sa foi et celle des siens, et scella de ses baisers la réconciliation que je sollicitais. C'était pour me mieux trahir.