C'est que la société voit dans le malheureux son ennemi - et elle n'a pas tort. Car ce malheureux, l'individu désavantagé par sa faute ou sans sa faute, et sur lequel pèse un jugement d'exclusion équitable ou non, sera rendu responsable par la collectivité de n'avoir pas obtenu de meilleure place en son sein. Lui la détestera, et elle le détestera en retour, le rejetant plus bas encore. De même que l'heureux possédant reçoit par surcroît, mis à part les bénéfices directs de sa situation, une prime de bonheur due au fait que la société le respecte, le porte au pinacle et lui concède partout la priorité, de même le malheureux sera-t-il encore puni pour son malheur, parce que la société le traite comme son ennemi-né. On peut observer chaque jour que le nanti chasse le mendiant avec colère - comme si c'était moralement un tort que d'être pauvre, comme si cela justifiait l'indignation vertueuse. La mauvaise conscience que le riche éprouve en face du pauvre se cache, ici comme tellement souvent, derrière le masque d'une légitimité morale, de façon continue, avec des pseudo-raisons si péremptoires que la victime elle-même finit par y croire.
A ne pas nommer l'origine de l'origine, il y aura un autre avantage : on ne la trahira pas. On n'en aura pas d'idée. Le lecteur, lui aussi constructeur, travaillera sur un matériau d'origine d'autant plus pur qu'il n'aura pas de marque et d'autant plus neutre évidemment qu'il n'aura pas d'étiquette.
Qui d'ailleurs serait en mesure d'assigner un nom à ce qui est innommable ? Qui, de vouloir nommer l'indétermination des origines qui est en même temps la source des sources, n'éprouverait comme la brûlure d'une flamme ? C'est que la source du rien de lumière, quel que soit ce rien, n'est jamais, par personne, nulle part, proclamée à la face du soleil sur les pages flambantes. Bien plutôt lui conviendrait la nuit, à ce nom, pour être proféré, murmuré, transmis secrètement comme une initiation, ou peut-être comme une invocation. Mais trop de dangers ici, veillent, venus parfois de la forêt, venus parfois de la haute mer. Aussi bien vaut-il mieux conserver à la nuit sa nuit et à la source d'un rien de lumière, sa présence inéluctable hors de tout nom.
Voici ce qui nous arrive dans la musique : on doit commencer par apprendre à entendre une séquence et une mélodie, la dégager par l'ouïe, la distinguer, l'isoler et la délimiter en tant que vie à part ; il faut alors effort et bonne volonté pour la supporter,malgré son étrangeté, il faut faire preuve de patience envers son aspect et son expression, de charité envers ce qu'elle a d'étrange : vient enfin un moment où nous sommes habitués à elle, où nous l'attendons, où nous pressentons qu'elle nous manquerait si elle n'était pas là ; et désormais, elle ne cesse d'exercer sur nous sa contrainte et son enchantement et ne s'arrête pas avant que nous soyons devenus ses amants humbles et ravis qui n'attendent plus rien de meilleur du monde qu'elle et encore elle. —Mais ceci ne nous arrive pas seulement avec la musique : c'est exactement de cette manière que nous avons appris à aimer toutes les choses que nous aimons à présent. Nous finissons toujours par être récompensés pour notre bonne volonté, notre patience, équité, mansuétude envers l'étrangeté en ceci que l'étrangeté retire lentement son voile et se présente sous la forme d'une nouvelle et indicible beauté : — c'est son remerciement pour notre hospitalité. Qui s'aime soi-même l'aura appris aussi en suivant cette voie : il n'y a pas d'autre voie. L'amour aussi doit s'apprendre.
Tout ce qui est humain est relatif, en tant que reposant sur des contrastes intérieurs ; car tous les phénomènes sont de nature énergétique. Or, sans un contraste, sans une tension préexistante, il ne saurait y avoir d'énergie. Il faut toujours que préexiste la tension entre le haut et le bas, le chaud et le froid, etc., pour que prenne naissance et se déroule ce processus de compensation qui constitue précisément l'énergie. Tout ce qui est vivant est énergie et, par conséquent, repose sur la tension des contraires.
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