Qui de vous peut en même temps rire et être élevé ? Celui qui plane sur les plus hautes montagnes se rit de toutes les tragédies de la scène et de la vie. Courageux, insoucieux, moqueur, violent, ainsi nous veut la sagesse : elle est femme et ne peut aimer qu’un guerrier. Vous me dites : « La vie est dure à porter. » Mais pourquoi auriez-vous le matin votre fierté et le soir votre soumission ? La vie est dure à porter : mais n’ayez donc pas l’air si tendre ! Nous sommes tous des ânes et des ânesses chargés de fardeaux. Qu’avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble puisqu’une goutte de rosée l’oppresse. Il est vrai que nous aimons la vie, mais ce n’est pas parce que nous sommes habitués à la vie, mais à l’amour. Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie. Et pour moi aussi, pour moi qui suis porté vers la vie, les papillons et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semble le mieux connaître le bonheur. C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folles, charmantes et mouvantes — que Zarathoustra est tenté de pleurer et de chanter. Je ne pourrais croire qu’à un Dieu qui saurait danser. Et lorsque je vis mon démon, je le trouvai sérieux, grave, profond et solennel : c’était l’esprit de lourdeur, c’est par lui que tombent toutes choses. Ce n’est pas par la colère, mais par le rire que l’on tue. En avant, tuons l’esprit de lourdeur ! |
0 Commentaires
Voici ce qui nous arrive dans la musique : on doit commencer par apprendre à entendre une séquence et une mélodie, la dégager par l'ouïe, la distinguer, l'isoler et la délimiter en tant que vie à part ; il faut alors effort et bonne volonté pour la supporter,malgré son étrangeté, il faut faire preuve de patience envers son aspect et son expression, de charité envers ce qu'elle a d'étrange : vient enfin un moment où nous sommes habitués à elle, où nous l'attendons, où nous pressentons qu'elle nous manquerait si elle n'était pas là ; et désormais, elle ne cesse d'exercer sur nous sa contrainte et son enchantement et ne s'arrête pas avant que nous soyons devenus ses amants humbles et ravis qui n'attendent plus rien de meilleur du monde qu'elle et encore elle. —Mais ceci ne nous arrive pas seulement avec la musique : c'est exactement de cette manière que nous avons appris à aimer toutes les choses que nous aimons à présent. Nous finissons toujours par être récompensés pour notre bonne volonté, notre patience, équité, mansuétude envers l'étrangeté en ceci que l'étrangeté retire lentement son voile et se présente sous la forme d'une nouvelle et indicible beauté : — c'est son remerciement pour notre hospitalité. Qui s'aime soi-même l'aura appris aussi en suivant cette voie : il n'y a pas d'autre voie. L'amour aussi doit s'apprendre.
Toutes les passions ont un temps où elles ne sont que néfastes, où elles avilissent leurs victimes avec la lourdeur de la bêtise, – et une époque tardive, beaucoup plus tardive où elles se marient à l’esprit, où elles se « spiritualisent ». Autrefois, à cause de la bêtise dans la passion, on faisait la guerre à la passion elle-même : on se conjurait pour l’anéantir, – tous les anciens jugements moraux sont d’accord sur ce point, « il faut tuer les passions ». La plus célèbre formule qui en ait été donnée se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon sur la Montagne, où, soit dit en passant, les choses ne sont pas du tout vues d’une hauteur. Il y est dit par exemple avec application à la sexualité : « Si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le » : heureusement qu’aucun chrétien n’agit selon ce précepte. Détruire les passions et les désirs, seulement à cause de leur bêtise, et pour prévenir les suites désagréables de leur bêtise, cela ne nous paraît être aujourd’hui qu’une forme aiguë de la bêtise. Nous n’admirons plus les dentistes qui arrachent les dents pour qu’elles ne fassent plus mal... On avouera d’autre part, avec quelque raison, que, sur le terrain où s’est développé le christianisme, l’idée d’une « spiritualisation de la passion » ne pouvait pas du tout être conçue. Car l’Eglise primitive luttait, comme on sait, contre les « intelligents », au bénéfice des « pauvres d’esprit » : comment pouvait-on attendre d’elle une guerre intelligente contre la passion ? – L’Eglise combat les passions par l’extirpation radicale : sa pratique, son traitement c’est le castratisme. Elle ne demande jamais : « Comment spiritualise-t-on, embellit-on et divinise-t-on un désir ? » – De tous temps elle a mis le poids de la discipline sur l’extermination (de la sensualité, de la fierté, du désir de dominer, de posséder et de se venger). – Mais attaquer la passion à sa racine, c’est attaquer la vie à sa racine : la pratique de l’Eglise est nuisible à la vie…
Comment se fait-il que les articles de foi fondamentaux, en psychologie, sont tous la pire déformation et le plus odieux faux monnayage ? « L’homme aspire au bonheur », par exemple – qu’est-ce qui est vrai là-dedans ? Pour comprendre ce que c’est que la vie, quelle sorte d’aspiration et de tension exige la vie, la formule doit s’appliquer aussi bien à l’arbre et à la plante qu’à l’animal. « A quoi aspire la plante ? » – Mais là nous avons déjà imaginé une fausse unité qui n’existe pas. Le fait d’une croissance multiple, avec des initiatives propres et demi-propres, disparaît et est nié si nous supposons d’abord une unité grossière, « la plante ». Ce qui est visible avant tout, c’est que ces derniers « individus », infiniment petits, ne sont pas intelligibles dans le sens d’un « individu » métaphysique et d’un « atome », et que leur sphère de puissance se déplace sans cesse ; mais chacun de ces individus, s’il se transforme de la sorte, aspire-t-il au bonheur ? – Cependant toute tendance à s’étendre, toute incorporation, toute croissance, est une lutte contre quelque chose qui est accompagnée de sensations de déplaisir : ce qui est ici le motif agissant veut certainement autre chose en voulant le déplaisir et en le recherchant sans cesse. – Pourquoi les arbres d’une forêt vierge luttent-ils entre eux ? Pour le « bonheur » ? – Pour la puissance !… L’homme devenu maître des forces de la nature, l’homme devenu maître de sa propre sauvagerie et de ses instincts déchaînés (les désirs ont appris à obéir, à être utiles) – l’homme comparé à un pré-homme représente une énorme quantité de puissance – et non pas une augmentation de « bonheur ». Comment peut-on prétendre qu’il a aspiré au bonheur ?…
En quelque coin écarté de l'univers répandu dans le flamboiement d'innombrables systèmes solaires, il y eut une fois une étoile sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus arrogante et la plus mensongère de "l'histoire universelle" : mais ce ne fut qu'un minute. A peine quelques soupirs de la nature et l'étoile se congela, les animaux intelligents durent mourir. - Telle est la fable que quelqu'un pourrait inventer, sans parvenir cependant à illustrer quelle exception lamentable, combien vague et fugitive, combien vaine et quelconque, l'intellect humain constitue au sein de la nature. Il y eut des éternités dans lesquelles il n'était pas; et si de nouveau c'en est fait de lui, il ne se sera rien passé. Car il n'y a pas pour cet intellect une mission plus vaste qui dépasserait la vie humaine. Il n'est qu'humain et il n'y a que son possesseur et producteur pour le prendre aussi pathétiquement que si les pivots du monde tournaient en lui. Mais si nous pouvions nous entendre avec la mouche, nous conviendrions qu'elle aussi évolue dans l'air avec le même pathos et sent voler en elle le centre de ce monde. Il n'est rien de si mauvais ni de si insignifiant dans la nature qui, par un petit souffle de cette force du connaître, ne soit aussitôt enflé comme une outre; et de même que tout portefaix veut avoir son admirateur, ainsi l'homme le plus fier, le philosophe, entend bien avoir de toutes parts les yeux de l'univers braqués avec un télescope sur son action et sur sa pensée.
Qu'est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal.
Nous ne savons toujours pas encore d'où vient l'instinct de vérité : car jusqu'à présent nous n'avons entendu parler que de l'obligation qu'impose la société pour exister : être véridique, c'est à dire employer les métaphores usuelles; donc, en termes de morale, nous avons entendu parler de l'obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir grégairement dans un style contraignant pour tous. L'homme oublie assurément qu'il en est ainsi en ce qui le concerne; il ment donc inconsciemment de la manière désignée et selon des coutumes centenaires -et, précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au sentiment de la vérité. Quels gens désagréables que ceux chez qui tout penchant naturel devient immédiatement maladie, quelque chose qui altère, ou même quelque chose d’ignominieux, — ceux-ci nous ont induits à l’opinion que les penchants et les instincts de l’homme sont mauvais, ils sont la cause de notre grande injustice à l’égard de notre nature, à l’égard de toute nature ! Il y a suffisamment d’hommes qui peuvent s’abandonner à leurs penchants avec grâce et inconscience ; mais ils ne le font pas, par crainte de ce « mauvais esprit » imaginaire qui s’appelle la nature ! De là vient que l’on trouve si peu de noblesse parmi les hommes : car l’on reconnaîtra toujours la noblesse à l’absence de crainte devant soi-même, à l’incapacité de faire quelque chose de honteux, au besoin de s’élever dans les airs sans hésitation, de voler où nous sommes poussés, — nous autres oiseaux nés libres ! Où que nous allions, tout devient libre et ensoleillé autour de nous.
Dans la douleur il y a autant de sagesse que dans le plaisir : tous deux sont au premier chef des forces conservatrices de l’espèce. S’il n’en était pas ainsi de la douleur, il y a longtemps qu’elle aurait disparu ; qu’elle fasse mal, ce n’est pas là un argument contre elle, c’est au contraire son essence. J’entends dans la douleur le commandement du capitaine de vaisseau : « Amenez les voiles ! » L’intrépide navigateur « homme » doit s’être exercé à diriger les voiles de mille manières, autrement il en serait trop vite fait de lui, et l’océan bientôt l’engloutirait. Il faut aussi que nous sachions vivre avec une énergie réduite : aussitôt que la douleur donne son signal de sûreté, il est temps de la réduire, — quelque grand danger, une tempête se prépare et nous agissons prudemment en nous « gonflant » aussi peu que possible. — Il est vrai qu’il y a des hommes qui, à l’approche de la grande douleur, entendent le commandement contraire et qui n’ont jamais l’air plus fiers, plus belliqueux, plus heureux que lorsque la tempête s’élève ; c’est même la douleur qui leur donne leurs instants sublimes ! Ceux-là sont les hommes héroïques, les grands messagers de douleur de l’humanité : ces rares individus dont il faut faire la même apologie que pour la douleur en général, — et, en vérité ! il ne faut pas la leur refuser. Ce sont des forces de premier ordre pour conserver et faire progresser l’espèce : ne fût-ce qu’en résistant au sentiment de bien-être et en ne cachant pas leur dégoût de cette espèce de bonheur.
Il y a des vies où les difficultés touchent au prodige ; ce sont les vies des penseurs. Et il faut prêter l'oreille à ce qui nous est raconté à leur sujet, car on y découvre des possibilités de vie dont le seul récit nous donne de la joie et de la force et verse une lumière sur la vie de leurs successeurs. Il y a là autant d'invention, de réflexion, de hardiesse, de désespoir et d'espérance que dans les voyages des grands navigateurs ; et, à vrai dire, ce sont aussi des voyages d'exploration dans les domaines les plus reculés et les plus périlleux de la vie. Ce que ces vies ont de surprenant, c'est que deux instincts ennemis, qui tirent dans des sens opposés, semblent y être forcés de marcher sous le même joug ; l'instinct qui tend à la connaissance est contrainte sans cesse à abandonner le sol où l'homme a coutume de vivre et à se lancer dans l'incertain, et l'instinct qui veut la vie se voit forcé de chercher sans cesse à tâtons un nouveau lieu où s'établir [...].
Aussi ne puis-je me lasser d'évoquer par les yeux de l'âme une série de penseurs dont chacun porte en soi cette inconcevable particularité et éveille cette même stupéfaction par la possibilité de vie qu'il a su découvrir pour lui seul : je veux dire les penseurs qui ont vécu à l'époque la plus vigoureuse et la plus féconde de la Grèce, au siècle qui précède les guerres médiques et pendant ces guerres elles-mêmes. Car ces penseurs sont allés jusqu'à trouver de belles possibilités de vie ; or il me semble que les Grecs, ultérieurement, en ont oublié la meilleure partie ; et quel peuple pourrait prétendre qu'il l'a retrouvée ? [...]. Il est difficile pour nous de pressentir, d'après notre nature et notre expérience, quelle a pu être la tâche des philosophes, à l'intérieur d'une civilisation authentique, et qui possédait une forte unité de style ; car nous ne possédons pas de civilisation de cette sorte. Au contraire, seule une civilisation comme la civilisation grecque peut révéler quelle est la tâche du philosophe ; elle seule, je l'ai dit, peut justifier la philosophie, car elle seule sait et peut prouver pourquoi et comment le philosophe n'est pas un voyageur quelconque, survenu par hasard et qui surgit inopinément çà et là. Il y a une loi d'airain qui enchaîne le philosophe à une civilisation authentique, mais qu'arrive-t-il quand cette civilisation fait défaut ? Le philosophe est alors pareil à une comète imprévisible et, pour cette raison, effrayante, alors que dans une hypothèse plus favorable il brille comme un astre de première grandeur dans le système solaire de cette civilisation. Les Grecs justifient l'existence du philosophe, du fait que chez eux seuls, il n'est pas à l'état de comète. |
Catégories
Tous
|