Ce qui ne passe pas dans le temps, c'est le passage même du temps. Le temps se recommence : hier, aujourd'hui, demain, ce rythme cyclique, cette forme constante peut bien nous donner l'illusion de le posséder d'un coup tout entier, comme le jet d'eau nous donne un sentiment d'éternité. Mais la généralité du temps n'en est qu'un attribut secondaire et n'en donne qu'une vue inauthentique, puisque nous ne pouvons seulement concevoir un cycle sans distinguer temporellement le point d'arrivée et le point de départ. Le sentiment d'éternité est hypocrite, l'éternité se nourrit du temps. Le jet d'eau ne reste le même que par la poussée continuée de l'eau. L'éternité est le temps du rêve et le rêve renvoie à la veille, à laquelle il emprunte toutes ses structures. Quel est donc ce temps éveillé où l'éternité prend racine ? C'est le champ de présence au sens large, avec son double horizon de passé et d'avenir originaires et l'infinité ouverte des champs de présence révolus ou possibles. Il n'y a de temps pour moi que parce que j'y suis situé, c'est-à-dire parce que je m'y découvre déjà engagé, parce que tout l'être ne m'est pas donné en personne, et enfin, parce qu'un secteur de l'être m'est si proche qu'il ne fait pas même tableau devant moi et que je ne peux pas le voir, comme je ne peux pas voir mon visage. Il y a du temps pour moi parce que j'ai un présent. C'est en venant au présent qu'un moment du temps acquiert l'individualité ineffaçable, le « une fois pour toutes », qui lui permettront ensuite de traverser le temps et nous donneront l'illusion de l'éternité. Aucune des dimensions du temps ne peut être déduite des autres. Mais le présent (au sens large, avec ses horizons de passé et d'avenir originaires) a cependant un privilège parce qu'il est la zone où l'être et 1a conscience coïncident. Quand je me souviens d’une perception ancienne, quand j'imagine une visite à mon ami Paul qui est au Brésil, il est bien vrai que je vise le passé lui-même en son lieu, Paul lui-même dans le monde, et non pas quelque objet mental interposé. Mais enfin mon acte de représentation, à la différence des expériences représentée, m'est effectivement présent, l'un est perçu, les autres ne sont justement que représentées. Une expérience ancienne, une expérience éventuelle ont besoin pour m'apparaître d'être portées dans l'être par une conscience primaire, qui est ici ma perception intérieure de la remémoration ou de l'imagination. Nous disions plus haut qu'il faut bien arriver à une conscience qui n'en ait plus d'autre derrière soi, qui donc saisisse son propre être, et où enfin être et être conscient ne fassent qu'un. Cette conscience dernière n'est pas un sujet éternel qui s'aperçoive dans une transparence absolue, car un tel sujet serait définitivement incapable de descendre dans le temps et n'aurait donc rien de commun avec notre expérience, - c'est la conscience du présent. Dans le présent, dans la perception, mon être et ma conscience ne font qu'un, non que mon être se réduise à la connaissance que j'en ai et soit clairement étalé devant moi, - tout au contraire la perception est opaque, elle met en cause, au-dessous de ce que je connais, mes champs sensoriels, mes complicités primitives avec le monde, - mais parce que « avoir conscience » n'est ici rien d'autre que « être à... » et que ma conscience d'exister se confond avec le geste effectif d'« existence ». C'est en communiquant avec le monde que nous communiquons indubitablement avec nous-mêmes. Nous tenons le temps tout entier et nous sommes présents à nous-mêmes parce que nous sommes présents au monde.
0 Commentaires
|
Catégories
Tous
|