Aussi ne puis-je me lasser d'évoquer par les yeux de l'âme une série de penseurs dont chacun porte en soi cette inconcevable particularité et éveille cette même stupéfaction par la possibilité de vie qu'il a su découvrir pour lui seul : je veux dire les penseurs qui ont vécu à l'époque la plus vigoureuse et la plus féconde de la Grèce, au siècle qui précède les guerres médiques et pendant ces guerres elles-mêmes. Car ces penseurs sont allés jusqu'à trouver de belles possibilités de vie ; or il me semble que les Grecs, ultérieurement, en ont oublié la meilleure partie ; et quel peuple pourrait prétendre qu'il l'a retrouvée ? [...].
Il est difficile pour nous de pressentir, d'après notre nature et notre expérience, quelle a pu être la tâche des philosophes, à l'intérieur d'une civilisation authentique, et qui possédait une forte unité de style ; car nous ne possédons pas de civilisation de cette sorte. Au contraire, seule une civilisation comme la civilisation grecque peut révéler quelle est la tâche du philosophe ; elle seule, je l'ai dit, peut justifier la philosophie, car elle seule sait et peut prouver pourquoi et comment le philosophe n'est pas un voyageur quelconque, survenu par hasard et qui surgit inopinément çà et là. Il y a une loi d'airain qui enchaîne le philosophe à une civilisation authentique, mais qu'arrive-t-il quand cette civilisation fait défaut ? Le philosophe est alors pareil à une comète imprévisible et, pour cette raison, effrayante, alors que dans une hypothèse plus favorable il brille comme un astre de première grandeur dans le système solaire de cette civilisation. Les Grecs justifient l'existence du philosophe, du fait que chez eux seuls, il n'est pas à l'état de comète.