Je n'ai jamais vu à quoi ressemble notre train de l'extérieur. Comme nombre de mes semblables, je suis né à son bord, j'y ai grandi et c'est là qu'est ma vie. J'ignore à quoi il ressemble et cependant, je peux l'imaginer en observant l'autre train, qui circule sur la voie parallèle, dans le même sens que le nôtre, et nous a prouvé que nous n'étions pas seuls à faire un tel voyage. De mémoire d'homme, il y a toujours eu ce convoi parallèle. Tandis que nous roulons, notre seul divertissement consiste à observer les gens de l'autre train. Avec le temps, certains visages d'en face nous sont devenus familiers. (...) Comme il est vain de hurler car le fracas couvre nos voix, nous échangeons des informations élémentaires en inscrivant des messages à la craie, sur des ardoises. Les contrôleurs nous l'ont interdit. Ils nous ont menacé d'une amende si nous étions pris sur le fait; mais être plus fort que ces contremaîtres est devenu, chez nous, comme une seconde nature. (...) Nous savons d'eux qu'ils sont partis voici fort longtemps et qu'à eux aussi, on a juré qu'il y avait quelque chose au bout, une gare accueillante avec des massifs de fleurs. Nous faisons, chacun de notre côté, l'expérience de ce mensonge, car il n'en est plus un, parmi nous, pour croire dur comme fer qu'un jour, le train s'arrêtera. Le doute, pourtant, nous maintient à bord. Nul ne serait assez fou pour descendre du train en marche. L'idée que ses compagnons de voyage ont fini par entrer en gare lui serait insupportable. Les anciens nous parlent du jour où le train partit. A entendre le timbre de leurs voix, à considérer leurs yeux à ce moment précis, nous sentons qu'ils souhaiteraient arriver eux aussi dans une gare, celle de l'ancien départ... |