C'est précisément parce que l'amour est si fort que nous ne sommes pas capables, la plupart du temps, dans notre jeunesse (j'entends à l'âge de dix-sept, dix-huit ou vingt ans) de diriger notre barque.
Les passions sont les voiles de la barque, vois-tu.
Celui qui, à l'âge de vingt ans, s'abandonne tout à fait à son sentiment, capte trop de vent, sa barque se remplit d'eau et - il sombre - à moins qu'il ne finisse par remonter à la surface.
Par contre, celui qui hisse la voile Ambition et Cie et pas une autre, cingle en ligne droite à travers la mer de la vie, sans avoir d'accidents à déplorer, sans se perdre en zigzag, jusqu'à ce qu'il se trouve finalement dans une situation telle qu'il se rende compte qu'il n'a pas assez de voile et qu'il dise : je donnerais tout ce que j'ai pour un mètre carré de voile en plus, mais je ne l'ai pas ! Et il désespère.
Alors, il se prend à réfléchir et il s'avise qu'il peut faire appel à une autre force : il se souvient de la voile qu'il a méprisée et qu'il avait rangée avec le lest. Et c'est cette voile qui le sauve.
La voile "amour" doit le sauver; s'il ne la hisse pas, il n'atteindra pas le port.
Le premier cas, celui de l'homme dont la barque chavirait vers sa vingtième année et qui sombrait, n'est-ce pas ? - mais non - qui remontait quand même à la surface, c'est en somme le cas de ton frère V. qui t'écrit comme un homme who has been down yet came up again.
Qu'est-ce qu'était donc l'amour que je nourrissais en ma vingtième année ? C'est difficile à expliquer, mes passions physiques étaient très faibles, peut-être par suite de mes années de grande misère et de dur travail. Par contre, mes passions intellectuelles étaient fortes, j'entends que je ne cherchais qu'à donner, sans demander quoi que ce fût en retour ou sans vouloir rien accepter. C'était absurde, faux, exagéré, hautain, téméraire, car en matière d'amour, il ne faut pas seulement donner, mais aussi recevoir, autrement dit, non seulement on doit recevoir, mais aussi donner. Celui qui s'écarte de cette ligne de conduite, soit à gauche, soit à droite, tombe irrémédiablement. Je suis tombé et je m'étonne encore que je sois parvenu à me relever. Ce qui m'as remis d'aplomb, c'est surtout, plus que tout le reste, la lecture d'ouvrages sur les maladies corporelles et morales.
J'ai appris à voir un peu plus clair dans mon coeur et dans celui des autres. Je me suis remis à aimer les hommes, moi-même y compris, et j'ai réussi à guérir mon coeur et mon esprit qui avaient pour ainsi dire été anéantis, desséchés et dévastés par des misères de toutes sortes.
Au fur et à mesure que je remontais à la surface et que je frayais à nouveau avec mes semblables, la vie se réveillait en moi - jusqu'à ce que je l'ai rencontrée.
Il est écrit : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. On peut dévier à gauche ou à droite, ceci est aussi grave que cela. A mon sens, chacun doit donner autant que l'autre, c'est une règle essentielle, la vérité et la sincérité l'exigent - et voici les deux extrêmes : 1) demander tout sans rien donner ; 2) ne demander rien et donner tout.
Ce sont là deux éventualités aussi fatales que fâcheuses; l'une est aussi diablement fâcheuse que l'autre.
Évidemment, on recommande plus ou moins tantôt l'un , tantôt l'autre de ces extrêmes; le premier nous vaut les coquins : voleurs, usuriers, etc..., et le second nous vaut les jésuites et les pharisiens, mâles et femelles - aussi des coquins, crois-moi !