Pris d'effroi, il sent alors le froid de la tombe pénétrer dans son oreille, il sent son cerveau se glacer, et il sent que Véra lui parle, mais toujours avec ce même silence qui n'en finit pas. Un silence qui devient de plus en plus angoissant, effrayant, et quand il décolle de la terre son visage blanc comme celui d'un mort, il a l'impression que l'air vibre de ce silence retentissant, comme si sur cette terrible mer s'était levée une tempête déchaînée. Ce silence le suffoque, il déferle sur sa tête en vagues glacées et agite ses cheveux, il s'écrase sur sa poitrine qui gémit sous le choc. Tremblant de tout son corps, le père Ignace se relève lentement en jetant de tous côtés des regards perçants, il fait un long, un douloureux effort pour redresser son dos et donner à son corps tremblant une posture digne. Il y parvient. Avec une lenteur délibérée, il s'essuie les genoux, remet son chapeau, bénit la tombe par trois fois, et s'en va d'un pas égal et ferme, mais il ne reconnaît pas le cimetière familier et perd son chemin.
-Je me suis égaré! se dit-il en ricanant, et il s'arrête à une croisée de sentiers.
Mais il n'hésite qu'une seconde et, sans réfléchir, tourne à gauche, car il ne peut rester là à attendre. Il est talonné par le silence. Il monte des tombes verdoyantes, ce silence, il émane des croix grises et tristes, de tous côtés, de dessous la terre gorgée de cadavres, il suinte en filets minces qui l'étouffent. Le pas du père Ignace se fait de plus en plus rapide. Tout assourdi, il tourne en rond sur les mêmes sentiers, enjambe des tombes, se cogne contre des grilles, s'écorche les mains et déchire le tissu fragile. Il n'a plus qu'une idée en tête : sortir d'ici. Il erre de-ci de-là, et finit par se mettre à courir sans bruit, immense et étrange avec sa soutane qui flotte au vent et sa chevelure qui vole. Quelqu'un qui aurait croisé cette silhouette sauvage courant, bondissant et agitant les bras, aurait été plus effrayé que par un mort sorti de sa tombe, en voyant ce visage de fou ricanant et grimaçant, et en entendant le râle sourd qui sortait de cette bouche ouverte.
Il finit par arriver en courant sur la place au bout de laquelle se dressait la petite chapelle blanche du cimetière. Sur un banc près de l'entrée, un vieillard somnolait, visiblement un pélerin venu de loin, et à côté de lui, deux vieilles mendiantes se chamaillaient.
Quand il arriva chez lui, il faisait déjà nuit, et une lumière brillait dans la chambre d'Olga Stépanovna. Sans se déshabiller ni ôter son chapeau, échevelé et couvert de poussière, il entra chez sa femme et tomba à genoux.
-Mère...Olia...Aie pitié de moi ! sanglota-t-il. Je deviens fou.
Il se cognait la tête contre le bord de la table et sanglotait frénétiquement, douloureusement, comme les gens qui ne pleurent jamais. Et il leva les yeux, certain qu'un miracle allait se produire, que sa femme allait parler et le prendre en pitié.
-Chérie !
Il inclina son grand corps vers sa femme, et rencontra le regard de ses yeux gris. Ils n'exprimaient ni compassion ni colère. Peut-être lui avait-elle pardonné et avait-elle pitié de lui, mais dans ses yeux, il n'y avait ni pitié ni pardon. Ils étaient muets, silencieux.
La maison tout entière, sombre et déserte, était silencieuse.