Bartleby est l’histoire d’un homme qui s’arrête. Un homme qui cesse de jouer le jeu des hommes. Il exprime cette décision par un refus poli, “I would prefer not to” (je préférerais pas), en se refusant à toute explication. Or, le narrateur de cette histoire, un notaire de Wall Street chez qui Bartleby remplit la fonction de scribe, se fait, lui, un devoir de comprendre tous ses semblables
Imaginez ma surprise, non, ma consternation lorsque, sans quitter sa solitude, Bartleby répondit d’une voix singulièrement douce et ferme : « Je préférerais pas. » Je gardai pendant quelques instants un silence parfait afin de rassembler mes esprits en déroute. L’idée me vint aussitôt que mes oreilles m’avaient abusé ou que Bartleby s’était entièrement mépris sur le sens de mes paroles. Je répétai ma requête de la voix la plus claire que je pusse prendre. Mais tout aussi clairement retentit la même réponse que devant : « Je préférerais pas. Vous préféreriez pas ? » fis-je en écho, me levant avec beaucoup d’excitation et traversant la pièce à grandes enjambées. « Que voulez-vous dire ? Avez-vous la berlue ? Je veux que vous m’aidiez à collationner ce feuillet-ci... Tenez. » Et je le lui tendis. « Je préférerais pas », dit-il. Je le regardai fixement. Son visage offrait une maigreur tranquille ; son oeil gris, une vague placidité. Si j’avais décelé dans ses manières la moindre trace d’embarras, de colère, d’impatience ou d’impertinence ; en d’autres termes, si j’avais reconnu en lui quelque chose d’ordinairement humain, je l’eusse sans aucun doute chassé violemment de mon étude. Mais en l’occurrence j’aurais plutôt songé à mettre à la porte mon pâle buste de Cicéron en plâtre de Paris. Je restai quelque temps à le considérer, tandis qu’il poursuivait ses propres écritures, et puis je retournai m’asseoir à mon bureau. Voilà qui est étrange, pensai-je. Quel parti prendre ? Mais les affaires pressaient. Je décidai d’oublier provisoirement l’incident, le réservant pour d’ultérieurs loisirs.