A celui-là qui dispersa le corps de Tabacchino j'aurais cassé les os, ceux du tronc et ceux de la tête, j'aurais taillé dans sa peau comme dans du cuir de veau, bouleversé l'ordre des doigts et remplacé la langue par un piment du rouge le plus vif. Et le nez, par une pomme de terre germée.
Il n'y a plus de Tabacchino qu'en poudre fine sur les feuilles des chênes verts, sur les toits rouges et au pied des murs décrépis. Les jardins où Tabacchino fut dispersé sont entourés de murs et plantés de vieux chênes. Ainsi on marche sur l'enfant partout où on met les pieds et cela rend maussade et prompt à la colère. Passé la crise colérique : l'oubli.
D'un pied perdu, retrouvé dans du tuffeau moelleux, on ne peut pas pas pétrir un nouveau Tabacchino, à cause de l'absence de coeur qui s'est dilaté à jamais dans le froid du soir.
Au départ d'une main unique et méconnaissable, on ne peut plus rien reconstruire à cause de l'éloignement du coeur. La glaise, la cendre, la silice ne suffiraient pas, même amalgamées par l'eau.
Confectionnons un moule. Mais la cire ne prend pas dans l'air. Et la verge s'est retirée de son fourreau de peau et a filé de son propre chef. Elle est maintenant le peu de chair qui habite le bois de sureau ou la fleur de laurier ou la pierre. Il lui arrive encore de frémir, d'entrouvrir sa petite bouche de poisson, mais aucune bulle ne s'en échappe (à cause de l'éloignement du coeur) et aucune odeur de tilleul, d'ail, de levure, de cannelle ou de torchon sale non plus. Elle qui n'a jamais parlé ne parlera jamais.
Les amandes que l'on trouve un peu partout sur le sol, légères et vides, devenues tout à fait tendres, appartenaient à Tabacchino. Il les jetait par terre, les cassait entre ses dents, contre une pierre ou entre deux galets. La terre friable, le terreau, le tuffeau moelleux des profondeurs, la craie appartenaient à Tabacchino. Il aimait la sucer, la fouiller, la mouiller et la pétrir avec des gestes d'une incroyable lenteur. Il la mouillait et jetait sur elle ses déchets qu"elle faisait disparaître. Le ciel, le beau ciel appartenait à Tabacchino. Parfois, il s'en détournait. Souvent, il le regardait, quand il était fatigué de regarder la terre sur laquelle il était posé ou vers laquelle il tombait. Les nuages, trois nuages blancs ou un énorme nuage bleu de Prusse, lui appartenaient. Le vent, le vent sec, cinglant ou doux lui appartenait. La poussière lui appartenait aussi. Il en était couvert et il en était plein.