J’aime que le matin blanc pèse à la vitre et l’on tue ici
J’aime qu’un enfant courant dans l’herbe haute vienne à cogner sa joue à mes paumes et l’on tue ici
J’aime qu’un homme se plaise à mes seins et que sa poitrine soit un bateau qui porte dans la nuit et l’on tue ici
J’aime qu’on bavarde à la porte du boulanger quand il n’y a d’autre souci que le bleu du ciel étendu sous la théorie des nuages et l’on tue ici
J’aime qu’à quelques-uns on s’ennuie paisiblement à observer le vent dormir sur les toits de la ville et l’on tue ici
J’aime qu’on bâtisse une fleur pour la fleur dans le loisir insipide du jardin et l’on tue ici
J’aime que la pierre roule dans la rivière et que cela fasse un bruit de clarinette et l’on tue ici
J’aime que les heures ne soient que le temps qui passe pour faire les heures et l’on tue encore ici encore
Et voilà comment continue ma prière
Êtes-vous là encore êtes-vous là mangeurs d’ombre
Je crache
Je crache sur l’homme de
L’homme de guerre
Je crache sur le guerrier de la prochaine
De la prochaine guerre
Qui joue aujourd’hui avec son ours en peluche les ailes des mouches et
La poudre rouge et bleue des papillons
Je crache sur l’esprit de guerre qui pense et prévoit la douleur
Je crache sur celui qui pétrit la pâte de la guerre
Et embrasse son sommeil quand on cuit la mort au four de la guerre
Je crache sur le ruisseau de sang qui tombe des doigts du vainqueur
Comme un mouchoir par mégarde tombe au caniveau
Je crache sur celui qui fait d’un corps de femme une chair ouverte
Une chair bleue qui était blanche
Couverte de guêpes qui était faite pour le baiser
Déchirée qui était comme une soie pour le soleil
Je crache sur la haine et la nécessité de cracher sur la haine
Homme de guerre je te regarde
Regarde-moi
Je te dis regarde-moi
(...)
mais je croyais à ce qu'il faut croire
parce qu'il y avait les trois oliviers
la douceur sur la peau des collines
et l'étranger qui demandait mes lèvres
je croyais à la rumeur des jours
à la lenteur des nuits
au tendre divorce des heures
à la nostalgie gentiment amère des soirs je croyais
à l'ombre rousse dans le chemin
au silence dans le rire
à la force bruissante des légendes
au chaud au froid à la faim à la soif au vent au chagrin
à la branche
à l'ennui au parfum à l'orage à ce qui paraît et disparaît
bref à toutes ces petites choses humaines
qui sont humaines et
inutiles bien sûr mais qui ne demandent à l'homme
que d'être à son métier de vivre
sans hausser le ton et sans hausser la garde
(...)
Jean-Pierre Simeon, "Stabat Mater Furiosa" (extrait). Ed. Les Solitaires intempestifs, 2000.