Il ne reste que Jeannette qui tient toujours son poulet contre elle, immobile, Lucien toujours debout sur le canapé et Frédéric qui n’a pas cessé de regarder Jeannette depuis qu’elle est entrée. Un silence après tout ce bruit. Frédéric dit soudain doucement sans bouger.
FREDERIC
Je vous demande pardon. (Jeannette le regarde, il sourit un peu.)Mais votre père a raison, nous sommes tous mortels. Il aurait peut-être pu se faire écraser.
JEANNETTE
Ecrasé ce n’est pas pareil. Je suis sûre qu’il a eu peur, je suis sûre qu’il a vu le couteau et qu’il a compris. Il était tellement intelligent.
FREDERIC, sans rire.
Il n’a peut-être pas eu le temps de comprendre exactement ce qu’elle lui voulait.
JEANNETTE, sombre.
Si. Je suis sûre qu’il s’est vu mourir. Comme si c’était sa faute si le déjeuner n’était pas prêt. Il ne pensait qu’à courir dans l’herbe, à chercher des petits vers, bien tranquillement, à avoir peur du vent qui fait bouger les ombres. Ah ! leur ventre, leur sale ventre, comme ils y pensent. (Elle regarde Frédéric, recule un peu.) Mais qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas, vous non plus.
FREDERIC
Je suis le fiancé de Julia.
JEANNETTE le regarde, méfiante.
Ah !Alors vous êtes le fils de l’autre ?
FREDERIC sourit.
Oui. Mais il ne faut pas être injuste, ce n’est pas ma faute.
JEANNETTE qui regarde son poulet, navrée.
Pauvre Léon. Il aurait tellement voulu devenir un grand coq redoutable. Un vrai coq avec une vraie crête rouge, qui réveille tout le monde le matin.
FREDERIC, doucement.
Vous ne mangez jamais de poulets ?
JEANNETTE baisse la tête.
Si. Des poulets que je ne connais pas. Mais je sais aussi que c’est injuste. J’ai essayé de ne plus manger de viande. Je n’ai pas pu. J’ai trop envie.
FREDERIC
Alors, vous non plus ce n’est pas votre faute.
JEANNETTE secoue la tête, sombre.
Si. Quand je serai vieille, quand je comprendrai tout, comme les autres, je sais que je dirai cela moi aussi, que rien n’est de la faute de personne. Cela doit être bon tout d’un coup, de tout admettre ; de tout excuser, de ne plus jamais se révolter. Vous ne trouvez pas que c’est long, vous, d’être vieux ?
FREDERIC sourit.
Il suffit d’avoir un peu de patience.
JEANNETTE
Je n’aime pas la patience. Je n’aime pas me résigner, ni accepter. Elle a dû vous en dire des choses sur moi, ma sœur.
FREDERIC sourit
Oui. Beaucoup.
JEANNETTE
Et bien, tout est vrai ! Et je suis pire encore. Et tout est de ma faute. Je suis la honte de la famille, on a dû vous expliquer : celle qui fait tout ce qu’on ne doit pas. Il faut me détester !
FREDERIC sourit.
Je sais.
JEANNETTE
Et puis il ne faut pas me sourire comme à un enfant et croire que j’ai besoin d’indulgence. Je n’aime pas la sensiblerie, non plus, ni qu’on pleurniche. Vous avez raison. Je mange les autres poulets, pourquoi ne mangerais-je pas celui-là maintenant qu’il est mort ? Parce que je l’aimais ? C’est trop bête. Je vais le rendre à l’ogresse ! (Elle va vers la cuisine en criant.) Tenez, le voilà votre poulet, les deux femmes !...Plumez-le dans votre cuisine et faites-le cuire si vous voulez !
Elle a disparu, Frédéric se retourne vers Lucien qui n’a pas bougé, suivant toute cette scène avec son œil ambigu, et lui dit d’une voix qui se veut enjouée et qui ne l’est pas.
FREDERIC
Elle est étonnante !
Lucien le regarde une seconde sans rien dire, puis il laisse tomber, descendant de son canapé avec un sourire.
LUCIEN
Oui. Elle n’a pas fini de vous étonner.
Frédéric, surpris par son ton, le regarde.
LE RIDEAU TOMBE