HELOÏSE. - Mon oncle a compté tout à l'heure qu'il y a aujourd'hui trois mois qu'Abélard vit sous ce toit. Trois mois, un terme, un trimestre, seize semaines, quatre-vingt-onze jours, un quart d'année, un quatre centième de siècle. C'est ainsi qu'on mesure le temps des hommes. Mais pour Abélard et pour moi, c'est le temps du bonheur et ce temps- là n'a aucune commune mesure avec tout le reste du temps. Le temps du bonheur est tout un, comme le corps d'un être vivant, ta main n'est ta main présente pour toi qu'autant qu'elle fait partie de ton bras lui- même articulé à ton épaule; qu'on ampute ta main et elle ne sera plus qu'un objet étranger parmi les objets étrangers; ainsi chaque instant du temps du bonheur n'est que l'écho de tout le temps du bonheur et contient cependant tout le temps du bonheur. Le bonheur ne se décompose ni en paroles, ni en pensées, ni en actions, ni en omissions, le bonheur n'est pas fait de faits, il est une saveur, un poids, une densité qui se communique à n'importe quel fait. C'est pourquoi l'on ne peut pas raconter le bonheur. Trois mois (qu'on dit) pendant lesquels dormir n'était plus dormir mais dormir-dans-le-bonheur, manger, manger-dans-le-bonheur, parler, parler-dans-le-bonheur, penser, penser-dans-le bonheur, je me réveille: je l'aime, il m'aime, je m'endors: il m'aime, je l'aime, trois mois (qu'on dit) sans une minute d'impatience ni même d'attente, d'anxiété ni de bondissement qui sont les manières d'être du temps, trois mois (qu'on dit) de temps dénaturé, le temps du bonheur. Trois mois bien distincts de tout le reste du temps, comme le temps d'une danse, d'une comédie ou d'un drame sont distincts du temps des spectateurs. Trois mois qui ne sont qu'un seul acte, un enchantement à la manière des enchanteurs. Ah! Il n'y a que dans les romans de chevalerie que les enchantements ne finissent pas... |
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