SARA, debout, près d'Axël, et appuyée au prie-Dieu, parlant comme si elle suivait, en un songe, une succession de mirages entre ses paupières à demi fermées : Dis, cher aimé! Veux-tu venir vers ces pays où passent ces caravanes, à l'ombre des palmiers de Kachmyr ou de Mysore ? Veux-tu venir au Bengale choisir, dans les bazars, des roses, des étoffes et des filles d'Arménie, blanches comme le pelage des hermines ? Veux-tu lever des armées - et soulever le nord de l'Iran, comme un jeune Cyaxare ? - ou, plutôt, si nous appareillions pour Ceylan, où sont les blancs éléphants aux tours vermeilles, les aras de feu dans les feuillages, et d'ensoleillées demeures où tombent les pluies des jets d'eau dans les cours de marbre ? - Veux-tu vivre durant quelques jours, d'une existence étrange et lointaine, en ces habitations de porcelaine, à Yeddo, où sont les lacs japonais ? Là s'épanouissent, sous la lune, des touffes de fleurs barbares pareilles à des faisceaux de poignards parfumés. Le soir, il nous plairait, peut-être, de revenir, en fumant l'opium dans des tuyaux d'or et de jade, au bercement des palanquins. - Aimes-tu mieux que je me baigne dans les vagues où se mira la grande Carthage, près d'une maison de basalte, où brûlent sur des trépieds d'argent, des parfums ? - Ou si nous visitions les rouges Espagnes! Oh! Ce doit être triste et merveilleux, les palais de Grenade, le Generalife, les lauriers roses de Cadix l'Andalouse, les bois de Pampelune, où les citronniers sont si nombreux que les étoiles, à travers les feuillages, en semblent les fleurs d'or! Et les vestiges des temples sarrasins, l'Art disparu, les villes moroses ! - Et, plus loin, les îles Fortunées, où l'hiver tout en fleurs, humilie le printemps des autres contrées! Là, ce sont des rochers que l'aube transfigure en saphirs immenses, et le flot vient y mourir, dans une brume d'or et d'opale, doux comme un dernier baiser. - Si tu le préfères, nous réaliserons des rêves de gloire, nous accomplirons des tâches sublimes, nous nous ferons bénir par des peuples! - Mais, si tu veux aussi, toi l'espingole à l'épaule et moi la harpe à la ceinture, vêtus de riches haillons diaprés, nous irons, en nomades, chanter sur les routes et dans les carrefours des villes de Bohême, comme les tziganes basanés; je dirai l'avenir aux belles filles et l'on nous jettera des pièces d'argent dans une sébile pour notre repas du soir à l'hôtellerie ! Ainsi nous pourrons cheminer en chantant, depuis le sud du pays des Bulgares jusqu'au détroit de Bab-el-Mandeb. - Veux-tu que nous laissions étinceler sous nos attelages les dalles des quais de la Néva, ou du Danube ? Peut-être il te plairait de voir les danses des femmes de Pologne et de Hongrie, avec des festins et des musiques, au fond des palais ?- Veux-tu, aventuriers hasardeux, sur notre brick aux canons d'acier, en touchant aux archipels, explorer depuis les côtes de Guinée jusqu'aux bords silencieux de l'Hudson ? Ensuite remonter le Nil ? Illuminer l'intérieur des pyramides de Chephrem et d'Osymandias dont nous pouvons doubler le cercle d'or! Ne pouvons-nou également venir, aux bords du Gange, fonder, nous aussi, quelque religion divine ? Va! nous ferons des miracles, nous élèverons des temples, et, sans aucun doute, le Ciel même nous obéira. - Si nous allions, quelque jour, cueillir des poisons délicieux en Mélanésie et nous promener à Sumatra, sous les mancenilliers ? Veux-tu laisser voir mon visage aux rivières qui coulent près de Golconde, de Vishapour ou d'Ophir ? Ou voyager en Nubie sur les bords du Zaijr, la rivière ténébreuse où le soir tombe sans crépuscule ? Veux-tu venir voir Séleucie, où de saints apôtres ont pris la mer, allant à la conquête du monde ?- Veux-tu vivre à Antioche parmi les ruines, - là, des lierres suppliants arrêtent au passage les pèlerins!- Mais, plutôt, envolons-nous, comme les alcyons, vers des horizons toujours bleus et calmes, à Corinthe, à Palerme, sous les portiques de Silistria! - Viens! nous passerons, en trirème, au-dessus de l'Atlantide!- A moins que nous n'allions contempler, plutôt, les clartés nocturnes, sur la terre d'Idumée? - Puis, aussi, le septentrion! - Quel plaisir d'attacher nos patins d'acier sur les routes de la pâle Suède! ou vers Cristiana, dans les sentiers et les fjords éclatants des monts de la Norvège ! - Ne pouvons-nous, encore, aller vivre, perdus dans un cottage recouvert de neige, dans quelque village du Nord ? - Veux-tu voir les landes désolées du pays de Galles ? les parcs de Windsor, et de la brumeuse Londres ? Rome, la ville sombre de splendeurs ? - le frivole Paris illuminé? - Comme il doit sembler étrange d'errer dans les rues bariolées de Nuremberg, la patiente ville de minuit! -Veux-tu troubler le reflet des étoiles dans le golfe de Naples, ou dans les lagunes de Venise, en laissant aller au sillage de la gondole quelque étoffe merveilleuse de Smyrne ou de Bassora ? - Veux-tu voir, heureux ensemble en quelque helvétien chalet, l'aurore briller sur les neiges du Mont-Rose ?- Préfères-tu le hamac des Antilles aux tentes de Bessarabie ? ou la volupté de l'espace ? Nous laisser emporter tous les deux sur la glace des rennes, ou sur le sable par les autruches, autour d'une tente, dans une oasis de l'ancienne Heptanomide, les dromadaires paisibles et agenouillés ?- Veux-tu nous ensevelir à Pompéia, dans une existence latine, comme si les Césars vivaient encore ? Ou, plus loin, vers le plus sombre Orient ? Viens. J'appuierai mon bras sur le tien, au milieu des pierres qui furent les jardins suspendus de Ninive! et des ruines que furent Thèbes, Sardes, Héliopolis, Ancyre, Sicyone, Eleusis, - et la ville des mages, Ecbatane! Aimes-tu mieux une tour de marbre près de l'Euphrate, ou les sycomores de Solyme, ou sur les hauteurs de l'Horeb ? - Veux-tu rêver le rêve oriental et joyeux ? nous établir marchands à Samarcande, et trafiquer ? Tu te feras l'ambassadeur de quelque reine lointaine et tu me rendras visite à Saba. Nous verrons, en rois soucieux, le soleil, le soir, incendier les eaux de la mer Rouge! - Mais, si tu le veux, aussi, nous serons simplement amoureux l'un de l'autre et nous irons dans quelque hutte des Florides, écouter les colibris!...Vois-tu, puisque nous sommes tout-puissants, puisque, maintenant, nous sommes pareils à des rois inconnus, que nous importe de préférer tel rêve entre les rêves ? Et, quant au pays de notre exil, toutes les contrées de la terre ne seront-elles pas, pour nous, l'île de Thulé ?
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