Le plus clair comme le plus noir du temps, j'allais par du papier quand ce n'était pas par la belle nature, et même, la plupart de ce temps si clair et si noir, j'emportais ce papier par cette nature, c'était chaque matin la promesse d'un beau et bon matin que commençaient de broyer les paroles et les boucans humains, alors dès le réveil c'était vite ! vite ! mon papier, et souvent, à peine le bol vidé, c'était dare-dare dehors, avec la musette pleine de papier fabuleux, de crayons magiques, de choses secrètes - je possédais même une petite machine à écrire de dans-le-temps, laquée de noir chinois, et une lunette astronomique, autre merveille dénichée à Hong-Kong, spécialement pour moi, par ma tante cosmopolite.
On avait pris l'habitude de ne plus me demander où j'allais ni quand j'avais des chances de réapparaître. L'échappée à grandes jambes me menait à tout bout de champ encore un peu plus loin, jusqu'aux lisières de la vaste forêt médiévale, là où commencent vraiment, tout au fond du vert électrique des prés, le sérieux de la pente, l'or et le brun caillé des bois. J'allais dans mes arbres, vivre comme je l'entendais, comme un singe voleur d'alphabet, u idiot d'arbre, saoul de pluie ou de grande lumière.
Mes cabanes d'arbre étaient plus frustes que le plus dépouillé pavillon de sage dans les montagnes chinoises.
Là-haut dans la canopée, lire ou ne pas lire c'était du pareil qui revenait au même, museau en l'air à garder les mêmes yeux franchement ouverts au midi vertical (soleil comme un éclair qui durerait des heures), aux pluies d'or, à la foudre noire de la typographie, aux bandes atmosphériques, aux illusions d'optique grandeur nature, aux anamorphoses du familier, aux fantasmagories troublantes, aux coupes de frise des phrases ou des dents de cimes conifères.
Toujours j'avais à portée de main mon Pym, mon Stevenson, mon Dracula, mon Frankenstein - ma mère était fantastique : toutes les semaines elle m'expédiait de son sanatorium sur le Mont-Blanc les livres qu'elle venait de lire. Dans chaque cabane d'arbre je laissais une petite bibliothèque que les éléments et le climat, le vent et les bestioles avaient eux aussi le droit de lire.
Je tenais aussi de ma mère une pharamineuse collection de ces bouquins avec de l'orthographe et des images, de ces spécimens de livres de lecture où, dans des gravures où il faisait pornographiquement beau, de petites filles à peine crayonnées et panachées de vert tendre, de rose pâle, languissaient dans un pays plein de lumière, sous un joli ciel bleu, dans des collines parfumées, où l'hiver est doux comme un printemps, quand au gai soleil de janvier les oranges et les mandarines se dorent, où l'été rôtit et grille toute la nature jusqu'au ton brûlé de l'automne. Dans les croquis de Ray Lambert les gamines et les gamins musardaient dans le pays délicieux où l'oiseau vole et chante, l'insecte zigue et zague et se jette sur les fleurs, les yeux, où le vent fait sa musique de branches, où la rosée laque délicatement les légumes, où le chien est fidèle au petit meneur de vaches, où le ruisseau rit parmi les aubépines, le cresson et les prêles.
J'étais perché si haut que j'aurais pu essorer la cotonnade trempée des nuages mis à sécher, leur blanc de slip et de maillot-de-corps, les couches du petit Jésus qui pisse du soleil clairet dedans, nom de dieu de nom de dieu, l'enfant de salaud !...
Le panorama était inouï.