C’est que je n’avais pas appréhendé sur le moment l’invraisemblance de la situation, tandis qu’à présent, attablé seul à notre table au wagon-restaurant, je ne vois plus qu’elle : j’avais fui Esther au milieu de nuits dramatiques, me réfugiant dans des chambres d’hôtel, parfois dans des livres, en particulier dans celui-ci, et voilà que comme anesthésié j’avais accepté de la laisser entrer avec moi dans l’un de mes refuges. C’était exactement comme si m’engouffrant dans une chambre d’hôtel, hors d’haleine après avoir cru mourir, j’avais entendu Esther frapper à la porte et lui avais ouvert.
Mais pourquoi avait-elle voulu ce voyage avec moi ? Comment avait-elle dit déjà ? Ah oui : "Ça fait longtemps que nous ne sommes pas partis tous les deux…Je ferais bien un petit voyage avec toi." Je ne savais pas, à ce moment-là qu’elle avait un autre homme dans sa vie. Je pensais que j’étais en train de devenir fou, atteint de la même fragilité mentale que ma mère, et je consultais un psychiatre trois fois par semaine. Aujourd’hui je sais, bien sûr. Je l’ai toujours su d’une certaine façon, j’ai toujours su qu’il y avait d’autres hommes. Une fois, même, j’étais tombé sur un mot d’amour d’Esther à l’un d’entre eux. Mais on peut savoir et ne pas vouloir le croire. Ne pas le vouloir, à aucun prix, parce que c’est impossible. A entendre, à se figurer. Quelque temps après être tombé sur ce mot d’amour, j’avais entrepris d’écrire un livre d’amour à Esther. Tout un livre, plus de trois cents pages, pour recouvrir trois ou quatre petites phrases où elle disait à cet homme son impatience…Oui, on peut savoir et ne pas vouloir le croire. Parce que c’est impossible à entendre, à se figurer. Mais la chose est bien là, cependant, enkystée quelque part puisqu’elle est sue, et il vient un jour où elle se met à irradier la chair tout autour, à pénétrer le sang, à atteindre la paix du cœur et à la corrompre, et ce jour-là le cœur se met à cogner inexplicablement.