Il faisait nuit sur Paris et la pluie n'avait pas cessé. On circulait au pas, au rythme du bruit des essuie-glaces du Trafic de Mansour qui couinaient de manière énervante. Il avait lui aussi enfilé un sweat à capuche. J'ai été rassuré : il était quand même sensible au froid, à a fin. Mais le sweat ne dissimilait en rien sa carrure et la taille de ses muscles.
Je me suis surpris, pour la première fois depuis longtemps à regretter qu'on ne soit pas déjà au moment des illuminations de Noël. J'avais toujours trouvé ça tarte, mais là, plus on approchait de la gare du Nord, plus je trouvais l'éclairage pauvre, comme dans un pays qui sortirait d'une guerre ou qui vivrait en autarcie sous la tutelle d'un dictateur obligé de faire des économies drastiques. C'était d'ailleurs peut-être ce qui finirait par nous tomber sur le coin de la gueule, si les gugusses qu'affrontait Faroux prenaient le pouvoir.
On a trouvé à se garer près du Brady. On est descendus. J'ai laissé mon sac dans le Trafic mais Mansour a pris le sien où je savais qu'il cachait une batte de base-ball. Des Chinoises plus très jeunes tapinaient aux alentours du passage au milieu de la foule majoritairement africaine. Elle était massée devant les salons de beauté spécialisés dans la peau d'ébène, des épiceries indiennes, des "Tout à 1 euro". L'oeil exercé de Mansour a repéré les dealers et le mien les gamins pickpockets, furtifs et rapides.
J'ai repensé au 10 septembre 2001, quand j'avais attendu toute une nuit dans une salle du Brady jusqu'au matin, au milieu de freaks fornicateurs qui ne prisaient pas le génie d'un film aussi décisif dans l'histoire du cinéma que L'Attaque de la moussaka géante. Mais le cinéma n'appartenait plus au génial Jean-Pierre Mocky. C'était devenu un cinoche comme les autres avec une programmation peut-être un peu plus recherchée. Moi, j'avais quand même un regret pour les films de Mocky, foutraques et surréalistes, qu'on ne pouvait plus voir que là ainsi que pour les nanars érotico-horrifiques qui faisaient le bonheur d'une clientèle d'intellectuels un poil déviants.
Mansour et moi, on s'est dirigés vers une prostituée asiatique, plus toute jeune, qui s'abritait juste à l'entrée du passage Brady et recevait à l'occasion des regards noirs des riverains.
Elle a dit d'emblée:
-Je ne fais pas les plans à trois !
-On n'est pas là pour ça...
-Vous êtes flics, alors ? Vous êtes déjà passés hier, vous trouvez pas que vous charriez ...
Elle prononçait "charriez" avec un accent qui rendait le mot encore plus démodé.
-Ils vous ont emmenée au poste ?
-Non mais, ça commence à bien faire...
Elle avait l'air embêtée, tout à coup, la fille de l'empire du Milieu.
Elle a sorti une clope de son sac en simili croco rose et Mansour, toujours galant homme, lui a donné du feu en demandant:
-Qu'est-ce qui commence à bien faire, madame ?
-Cassez-vous, là ! Vous allez me faire perdre des clients...
-Si elle vous dit que vous allez lui faire perdre des clients, faudrait voir voir à comprendre...
On s'est retournés : un mastard asiatique qui rendait presque fluet Mansour, nous faisait face.
-On voulait juste un renseignement...ai-je dit.
-Et moi, je vous dis de vous casser.
Il a été surpris quand je l'ai fauché d'un revers fouetté qui l'a fait se retrouver avec son gros cul sur le trottoir mouillé. Des gens ont un peu crié autour de nous mais personne n'a vraiment cherché à s'en mêler. C'était la philosophie du lieu et de l'air du temps qui permettait de mener une vie longue et heureuse : ne pas se mêler de ce qui ne vous regarde pas et faire semblant de ne rien voir.
Le mec, étourdi, a tenté de se relever. Mansour l'a pris par le colback, l'a redressé et l'a plaqué dans la première porte cochère du passage Brady.
J'ai sorti le GP35, je le lui ai appliqué sous le menton.
-Merde, on a déjà payé hier...a gémi le colosse.
-A qui t'as donné la caillasse ?
-Des collègues à vous, non ?
- On n'est pas des flics, mec, ai-je répété même si j'aurais assez peu de scrupules à rançonner un salopard qui exploite les femmes.
-Je suis pas comme ça. Nous les Chinois, on fait ça dans des conditions décentes. Les studios sont propres. J'ai mon salon de massage un peu plus bas. Pourquoi vous ne venez pas vous détendre un peu ?
J'ai accentué la pression du GP35 et Mansour, qui m'a étonné par sa connaissance de l'argot du monde d'avant, a dit avec un certain à-propos:
-ça nous intéresse pas de nous faire polir le chinois...
Je n'ai pas pu m'empêcher de rigoler et le colosse a dit en déglutissant :
-Vous êtes des fous furieux ou quoi ?
-Non, on est juste à la recherche d'un renseignement...