Le nom de Maldoror a intrigué et attiré une foule de fêtards en mal de nouveauté, et le propriétaire se précipite pour serrer la main de celui dont l'intuition lui a porté chance. Il lui montre la carte de "vampire permanent" qu'il a fait faire à son nom, et qui lui garantit des consommations à moitié prix. Robert le remercie et accepte un Clacquesin à la crème de mûre, même s'il n'en raffole pas. Surplombant la piste de danse déserte, une chanteuse métisse répète seule avec un pianiste noir. Comme Robert ne porte pas ses lunettes, il ne voit pas à quel point elle est jolie. Mais il le pressent en écoutant sa voix de velours exquisément éraillée, la voix de quelqu'un qui a décidé un jour de ne plus avoir peur, de ne plus avoir honte, mais a gardé ce timbre qui dérape au moment de s'élancer vers sa plénitude.
Elle chante l'homme qu'elle aime, The Man I love, et soudain Robert s'imagine être cet homme qui l'attend, la veste sur l'épaule et la cigarette aux lèvres, avec un rien d'impatience qu'il exprime en tapant légèrement du pied sur le plancher de l'infâme boui-boui où elle chante, dans cette ville américaine où les Noirs entrent par la porte de service, même quand c'est eux qu'on vient écouter.
"He'll look at me and smile, I'll understand
Then in a little while, He'll take my hand..."
Mais ici, ce soir, elle est seule. Personne ne l'attend pour porter ses partitions et apaiser l'angoisse qui vient avec le trac. Elle crâne, ça se sent, et quand elle a fini de chanter elle remercie le pianiste et descend les marches aussi simplement qu'elle les a montées, enfile son petit manteau gris en fausse fourrure et la toque assortie, et c'est là que ses iris dorés accrochent ceux de Robert et qu'elle s'arrête, étonnée. Ils se dévisagent et rient que leurs regards aient décidé de se rencontrer avant eux. Le patron aurait pu les présenter, mais il a disparu, tant mieux, Robert préfère que son bavardage ne perturbe pas cet instant fragile. De près, sa beauté est intimidante et les traits de son visage ont l'air d'avoir été peints au pinceau. Le dessin de ses lèvres ourlées, la délicatesse de son nez, sa carnation pain d'épices le désarment comme on est saisi soudain par la force d'un tableau. Elle lui tend la main en riant de son trouble:
- Bonjour, je suis Bessie de Saussure. Je vais chanter ici ce soir et tous les autres soirs. Comme ça vous saurez où me trouver.
- Robert Desnos, vampire permanent, balbutie-t-il en lui offrant le premier vrai sourire de la journée.
-Là d'où je viens, à la Nouvelle-Orléans, on n'a pas peur des vampires..., répond-elle en souriant de ses yeux où erre une langueur intranquille.
C'est ainsi que ça commence...