A Paris, je m'émerveillai, bien sûr, devant tout ce qui était merveilleux, allant de Saint Lieu de la Foi en Saint Lieu de la Culture, de Saint Lieu de la Poésie en Saint Lieu de la Révolution, en un pèlerinage nécessaire, juste et fervent.Mais près avoir beaucoup marché, de gargouilles médiévales en entablements de Mansart, de la place des Vosges- où je trouvais certes un petit air d'arcades cubaines ou de porches de Cuernavaca, tandis que la couleur de la pierre me faisait penser au tezontle mexicain - à la grandeur et à la pureté du Dôme des Invalides, majestueusement posé sur des colonnes nobles et sereines; après être allé de tombes illustres à des clochers prestigieux, je commençai à découvrir, au hasard d'interminables promenades, ce dont on ne parlait pas dans les guides et les Baedekers. C'est alors que me fut révélée une cité singulière, ignorée- ou non perceptible pour un Européen nourri de notions immuables-, dont les extravagances me remplirent d'étonnement. Pour commencer, Paris était la-cité-aux-balcons-déserts. Aucune capitale au monde, à mon avis, ne portait un tel poids de ferronneries inutiles, qui garnissaient des balcons courts, longs, de face, de coin, modestes, pompeux, classiques, fantaisistes, d'un style élégant ou détestable, donnant sur des entresols, ou perdus aux derniers étages, ou proches de l'asphalte, ou estompés par les brumes matinales, d'une extrême variété, en nombre infini, comme les colonnes de La Havane, avec, selon les cas, un aspect de chaire d'université ou d'église, d'estrade, de galerie pour assister à un défilé royal, au cortège d'un couronnement; mais des balcons, toujours des balcons, d'Auteuil à Vincennes, de la Porte de Clignancourt à la Porte d'Orléans, autour de l’Étoile, en face de l’Élysée, le long du boulevard Saint-Michel, de l'avenue Kléber. Ils proliféraient, vertigineux, minuscules ou glorieux, asymétriques ou sans grâce, haut perchés, modestes ou nouveaux riches - des balcons, toujours des balcons, mais avec cette particularité que jamais, en été comme en hiver, ne se profilait derrière leur balustrade une forme humaine. Je me demandais à quoi servaient ces balcons, puisqu'on n'y voyait âme qui vive. Il y avait bien ici ou là, en haut, en bas, une plante en pot, un bourgeon de géranium, un bac de fleurs plein ciel, un petit arbre frileux; mais ces plantes devaient être soignées par des jardiniers-fantômes ou des dames-zombis, puisqu'il n'était jamais possible de les surprendre en train de les tailler et de les arroser. Mais cette seule extravagance des balcons déserts n'était pas la seule que je remarquais dans une ville qui renfermait de véritables monstres d'architecture, construits après les féroces travaux d'alignement et de terrassement du Second Empire, et qui révélaient, dans certaines constructions du début de ce siècle, un individualisme esthétique si incroyable, si totalement insouciant de l'environnement que, sur quatre-vingts mètres d'une rue calme du quartier de l’Étoile j'avais vu avec stupeur, construits de mur en mur, épaule contre épaule, un palais byzantin, un château style Chambord, un hôtel particulier aux macarons dix-neuvième siècle, une résidence gothique et une villa romaine. Derrière, une imitation de la maison de Jacques Cœur voisinait avec une demeure qui évoquait La Nouvelle Orléans, avec des colonnes de fer et des grilles à motifs floraux, comme si elles avaient été forgées par des nègres chanteurs de spirituals. Il y avait des compagnies d'assurances logées dans de cyclopéennes constructions mycéniennes; il y avait des angles de rues couronnés par des dômes très élevés, prolongés encore par des miradors à jamais condamnés à la solitude, car ils étaient dépourvus d'escaliers d'accès. Et il y avait, surtout, une immense ville inutile, chaotique, invisible, posée sur la ville. Cette cité, près des guérites de pierre, des balustrades, des baroquismes des faîtes, de l'Hôtel Lutetia, autour de l' art nouveau de l'immeuble Berlitz, révélait soudain, à ceux qui avaient accès à de tels niveaux, que là-haut, parmi les mansardes, les toits couleur de plomb et les chambres de bonnes, toute une Pompéi enfumée et mouillée par la pluie se déployait, ignorée, au milieu de cheminées de métal gris, semblables à des bras d'armures médiévales, conduisant au chaperon astrologique pointu d'une tourelle Renaissance, recouverte de fientes de pigeons, connue seulement des couvreurs et des ramoneurs qui en parcouraient les méandres. Au-dessus de sixièmes ou de septièmes étages, là où dans des mansardes bouillait la soupe aux choux sur des réchauds à alcool, où toute une misère ancillaire se dissimulait sous des couvertures trouées, ou s'aimait sur de minables lits de fer, se cachaient des jardins suspendus, des terrasses, des passerelles, des ponts, de petits escaliers au bord de cours abyssales, de minuscules fonds de scène, des fermes normandes. Et tout cela était inconnu de l'humanité qui s'affairait en bas, entre les arrêts d'autobus et les bouches moder-style - "style alimentaire"comme quelqu'un devait l'appeler- du métro, qui transportait les voyageurs de la Bastille à Notre-Dame; ces derniers surgissaient parfois, tout étourdis, d'une station Babylone qui évoquait médiocrement un ordre pythagorique fort réclamé toutefois à cette époque par ceux qui exécutaient partout, au nom du Parthénon et de sa Sérénité, leurs concertos à la nouvelle mode pour Bétonnière et Bulldozer, avec obbligato de foreuses électriques : La Grèce survit dans la résistance numérique d'un moteur d'avion...Un sportsman, ignorant toute notion artistique et toute érudition est plus proche de l'art et de la poésie d'aujourd'hui, que les intellectuels myopes qui etc., etc. De nouveaux faits pleins d'une joie intense sollicitent l'enthousiasme des jeunes d'aujourd'hui : le stade, le rugby, la grande ingénierie, les magnifiques transatlantiques, le salon de l'automobile et l'aéronautique, le cinéma, le gramophone, la photographie, la science, la nouvelle architecture...De telles affirmations étaient contenues dans un manifeste catalan de 1928, reçu à Cuba peu avant mon départ: en tête des signatures venait celle de Salvador Dali - manifeste "placé sous l'advocation" (sic) de Picasso, Jean Cocteau, Brancusi, Robert Desnos, Stravinski, le catholique Jacques Maritain, Ozenfant, défenseur d'un purisme ascétique, et Le Corbusier qui de plus affirmait que la maison ne devait être vue par l'architecte que comme une machine à vivre. Ma tardive découverte du cubisme, les exhortations de José Antonio, les théories de compositeurs qui proclamaient la nécessité d'un "retour à Bach", les appels à l'ordre, à l'observance du modulor et de la Section d'Or, le cri de "Chopin à la chaise électrique!" lancé par les jeunes "stridentistes" mexicains, épigones des "ultraïstes" madrilènes, tout cela m'avait fait croire que j'allais trouver à Montparnasse- quartier nanti alors d'une mythologie internationale- où l'on nourrit un culte à la géométrie et à l'exactitude, au machinisme, à la vitesse, à la discipline, à la création à froid, parmi les calculs plastiques d'un Mondrian, la peinture blanc sur blanc de Malevitch, une sculpture réduite à des sphères et des polyèdres, et, en musique un nouvel "art de la fugue". L'époque était mécanique et dure et l'art qu'elle engendrerait devait répondre à ses exigences, de la même façon que dans le passé les ères chrétiennes nous avaient fait don de mille Nativités, Fuites en Égypte, Crucifixions, Danses macabres et Jugements Derniers. Les siècles délicats donnaient un Greuze, un Watteau; les années orageuses produisaient un Goya. Les hommes d'aujourd'hui, stupéfaits par la découverte de réalités nouvelles, devaient -c'était un principe fondamental- renier tout romantisme, avec ses prolongements dans les messes laïques de Bayreuth et le symphonisme hypertrophié d'un Mahler, homme abominable. Nous étions "modernes", et, comme tels, nous devions détester la sensiblerie, l'effusion, le pathos, le mystère. Voilà ce que je pensais, nourri d'informations qui circulaient en Amérique; et c'est avec de telles idées que j'abordais très sûr de moi-même, le Montparnasse des années 30...Je m’intéressai sur-le-champ à savoir où étaient, que faisaient, comment vivaient certains hommes qui jouissaient d'un grand prestige dans nos avant-gardes littéraires et artistiques. Cocteau ? "C'est un misérable", me répondit-on. Yvan Goll ? "Un crétin."Ozenfant? "Un peintre de bouteilles de lait" Le Corbusier ? "Il veut nous faire vivre dans des boîtes à chaussures..." Mais le plus imprévisible, le plus déconcertant pour moi fut de découvrir, un beau jour, que j'étais tombé dans un nouveau Sturm und Drang; que le Romantisme s'était réinstallé parmi nous, dans des cercles où les termes d'inspiration, de voyance, de rêve, d'hypnose, de passion, de délire poétique, assumaient un nouveau pouvoir : monde d'instincts libérés, de volitions déchaînées, d'ardent désir de tempêtes, en un abandon total à l'émotion, à l'amour-mythe, au sexe-mythe, à la pulsion mythifiante; monde qui réhabilitait le génie, l'illumination, le délire divinatoire, l'état prophétique, le verbe jailli du subconscient; exaltation du poète-mage, du poète-sybille, qui avait restitué une majuscule perdue au mot Poète.
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