Edouard s'était levé, et, par grande crainte de paraître faire un cours, tout en parlant il versait le thé, puis allait et venait, puis pressait un citron dans sa tasse, mais tout de même continuait
« Parce que Balzac était un génie, et parce que tout génie semble apporter à son art une solution définitive et exclusive, l'on a décrété que le propre du roman était de faire "concurrence à l'état civil". Balzac avait édifié son oeuvre ; mais il n'avait jamais prétendu codifier le roman; son article sur Stendhal le montre bien. Concurrence à l'état civil! Comme s'il n'y avait pas déjà suffisamment de magots et de paltoquets sur la terre ! Qu'ai-je affaire à l'état civil ! L'état c'est moi, l'artiste ; civile ou pas, mon oeuvre prétend ne concurrencer rien.»
Edouard qui se chauffait, un peu facticement peut-être, se rassit. Il affectait de ne regarder point Bernard ; mais c'était pour lui qu'il parlait. Seul avec lui, il n'aurait rien su dire; il était reconnaissant à ces deux femmes de le pousser.
« Parfois il me paraît que je n'admire en littérature rien tant que, par exemple, dans Racine, la discussion entre Mithridate et ses fils ; où l'on sait parfaitement bien que jamais un père et des fils n'ont pu parler de la sorte et où néanmoins (et je devrais dire : d'autant plus) tous les pères et tous les fils peuvent se reconnaître. En localisant et en spécifiant, l'on restreint. Il n'y a de vérité psychologique que particulière, il est vrai ; mais il n'y a d'art que général. Tout le problème est là, précisément ; exprimer le général par le particulier; faire exprimer par le particulier le général. Vous permettez que j'allume ma pipe?
- Faites donc, faites donc, dit Sophroniska.
- Eh bien! je voudrais un roman qui serait à la fois aussi vrai, et aussi éloigné de la réalité, aussi particulier et aussi général à la fois, aussi humain et aussi fictif qu'Athalie, que Tartuffe ou que Cinna.
- Et... le sujet de ce roman ?
- Il n'en a pas, repartit Édouard brusquement ; et c'est là ce qu'il a de plus étonnant peut-être. Mon roman n'a pas de sujet. Oui, je sais bien; ça a l'air stupide ce que je dis là. Mettons si vous préférez qu'il n'y aura pas un sujet... "Une tranche de vie", disait l'école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c'est de couper sa tranche toujours dans le même sens; dans le sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout. Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman.
Pas de coup de ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance. Depuis plus d'un an que j'y travaille, il ne m'arrive rien que je n'y verse, et que je n'y veuille faire entrer : ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m'apprend la vie des autres et la mienne...
- Et tout cela stylisé? » dit Sophroniska, feignant l'attention la plus vive, mais sans doute avec un peu d'ironie. Laura ne put réprimer un sourire. Édouard haussa légèrement les épaules et reprit :
- Et ce n'est même pas cela que je veux faire. Ce que je veux, c'est présenter d'une part la réalité, présenter d'une part cet effort pour la styliser dont je vous parlais tout à l'heure.
- Mon pauvre ami, vous ferez mourir d'ennui vos lecteurs, dit Laura ; ne pouvant plus cacher son sourire, elle avait pris le parti de rire vraiment.