Un jour ou deux après les combats de rue, je me rappelle être passé dans l'une des plus belles rues et de m'être trouvé devant une confiserie dont la devanture était pleine de pâtisseries et de bonbons de la qualité la plus raffinée, à des prix renversants. Un magasin dans le genre de ceux que l'on voit das Bond Street ou rue de la Paix. Et je me souviens d'avoir éprouvé un sentiment de vague horreur et de stupéfaction en voyant qu'on pouvait encore gaspiller l'argent à de telles choses dans un pays frappé par la guerre et affamé. Mais Dieu me préserve d'affecter, pour ma part, une quelconque supériorité ! Après avoir manqué de confort durant plusieurs mois, j'avais un désir vorace de nourriture convenable et de vin, de cocktails, de cigarettes américaines, et le reste, et j'avoue m'en être mis jusque-là de toutes les superfluités agréables que j'eus les moyens de me payer.Durant cette première semaine, avant que le peuple ne descendît dans la rue, j'eus plusieurs préoccupations qui agissaient l'une sur l'autre de façon curieuse. En premier lieu, comme je l'ai dit, j'étais occupé à me rendre la vie la plus agréable possible. En second lieu, à trop manger et trop boire, ma santé s'en trouva toute cette semaine-là quelque peu dérangée. Je me sentais patraque, me mettais au lit pour une demi-journée, me levais, refaisais un repas trop copieux, et me sentais à nouveau malade.
...Mais, en dehors de cela, il y avait un changement saisissant dans l'atmosphère sociale - ce qu'il est difficile de comprendre si l'on n'a pas soi-même vécu tout cela. Lorsque j'étais arrivé pour la première fois à Barcelone, j'avais cru que c'était une ville où il n'existait guère de distinctions de classe ni de grandes différences de richesse. C'était bien, en tous cas, ce qu'elle avait l'air d'être. Les vêtements "chics" y étaient devenus exception, personne ne faisait de courbettes ni n'acceptait de pourboire; les garçons de restaurant, les bouquetières, les cireurs de bottes vous regardaient bien en face et vous appelaient "camarade". Je n'avais pas saisi qu'il y avait là surtout un mélange d'espoir et de camouflage. La classe ouvrière croyait en une révolution qui avait été commencée mais jamais consolidée, et les bourgeois étaient apeurés et se travestissaient momentanément en ouvriers. Dans les premiers mois de la révolution, il doit bien y avoir eu plusieurs milliers de personnes qui, de propos délibéré, revêtirent des salopettes et clamèrent les mots d'ordre révolutionnaires, histoire de sauver leur peau. A présent, tout revenait à l'état normal. Les restaurants et les hôtels élégants étaient remplis de gens riches qui dévoraient des repas coûtant cher, tandis que la population ouvrière se trouvait devant une hausse considérable du prix des denrées alimentaires, sans recevoir aucune augmentation de salaire y correspondant. En plus de la cherté de tout, il y avait périodiquement pénurie de ceci ou de cela, ce dont, naturellement, le pauvre souffrait toujours plus que le riche. Les restaurants et les hôtels semblaient n'avoir guère de difficulté à se procurer tout ce qu'ils voulaient; mais, dans les quartiers ouvriers, les queues pour le pain, l'huile d'olive et les autres choses de première nécessité étaient longues de plusieurs centaines de mètres. Naguère, dans Barcelone, j'avais été frappé par l'absence de mendiants; ils étaient légion à présent. A la porte des charcuteries, en haut des Ramblas, on voyait continuellement des bandes d'enfants pieds nus qui restaient là à attendre que quelqu'un sortît, et alors ils se pressaient autour en demandant à grands cris des bribes de nourriture. En parlant, on n'employait plus les formules "révolutionnaires". Il était rare, à présent, d'être tutoyé et appelé "camarade" par des inconnus; l'habitude était revenue de dire Señor ou Usted. Buenos días commençait à remplacer Salud. Les garçons de restaurant avaient réintégré leurs chemises empesées, et les chefs de rayon courbaient l'échine comme à l'accoutumée. Nous entrâmes, ma femme et moi, dans une bonneterie sur las Ramblas, pour acheter quelques paires de bas. Le vendeur s'inclina en se frottant les mains, de ce geste qui leur était habituel il y a vingt ou trente ans, mais qu'on ne voit plus faire de nos jours, même en Angleterre.De façon détournée et à la dérobée, on en revenait à l'usage du pourboire. L'ordre avait été donné aux patrouilles d'ouvriers de se dissoudre, et de nouveau l'on voyait dans les rues les forces de police d'avant-guerre. Il en résultait, entre autres choses, que les music-halls et les bordels de première classe, dont beaucoup avaient été fermés par les patrouilles d'ouvriers, avaient immédiatement rouvert. Ce qui se passait à propos du manque de tabac offrait un exemple de peu d'importance mais significatif de la manière dont tout à présent était orienté pour avantager les classes riches. Pour la masse du peuple il était si impossible de se procurer du tabac que l'on vendait dans les rues des cigarettes bourrées de lamelles de bois de réglisse. J'en ai fait l'essai une fois, une seule fois. (Beaucoup de gens en faisaient l'essai une fois, mais pas deux.) Franco occupait les Canaries, où était cultivé tout le tabac espagnol. Donc, du côté gouvernemental, on ne disposait plus que des stocks de tabac existant avant la guerre. Ils s'écoulaient si rapidement que les débits de tabac n'ouvraient plus qu'une fois par semaine; après avoir fait la queue pendant deux bonnes heures, on pouvait, si l'on avait de la chance, arriver à obtenir un paquet de tabac de trois quarts d'once. En principe le gouvernement interdisait l'achat de tabac à l'étranger, parce que c'était diminuer les réserves d'or, et qu'il fallait absolument garder pour les achats d'armes et de choses première nécessité. Dans la pratique il y avait une fourniture régulière de cigarettes étrangères de contrebande des marques les plus chères, des Lucky Strike par exemple, qui offraient aux mercantis une occasion magnifique de bénéfices excessifs. On pouvait acheter les cigarettes de contrebande au vu et au su de tous dans les hôtels chics et à peine moins ouvertement dans les rues, à condition de pouvoir payer un paquet dix pesetas (un jour de solde de milicien). La contrebande se faisant à l'intention des gens riches, on fermait les yeux sur elle. Si vous aviez suffisamment d'argent, il n'y avait rien que vous ne pussiez vous procurer en n'importe quelle quantité, à l'exception parfois du pain qui était rationné de façon assez stricte. Cette exposition au grand jour du contraste de la richesse et de la pauvreté eût été impossible quelques mois auparavant, lorsque la classe ouvrière était encore, ou semblait être, au pouvoir. Mais ce serait manquer à l'impartialité que d'imputer cela uniquement au fait que le pouvoir politique était passé en d'autres mains. Cela tenait aussi en partie à la sécurité dans laquelle on vivait à Barcelone, où il n'y avait presque rien, à part un raid aérien de temps à autre, pour faire penser à la guerre. Tous ceux qui s'étaient trouvés à Madrid disaient que là-bas il en allait tout autrement. A Madrid, le danger commun contraignait les gens de presque toutes les catégories à un certain sentiment de camaraderie. Un homme, l'air bien nourri, en train de manger des cailles tandis que des enfants mendient du pain est un spectacle révoltant, mais vous avez moins de chances de voir cela en un endroit où l'on entend tonner le canon.
Un jour ou deux après les combats de rue, je me rappelle être passé dans l'une des plus belles rues et de m'être trouvé devant une confiserie dont la devanture était pleine de pâtisseries et de bonbons de la qualité la plus raffinée, à des prix renversants. Un magasin dans le genre de ceux que l'on voit das Bond Street ou rue de la Paix. Et je me souviens d'avoir éprouvé un sentiment de vague horreur et de stupéfaction en voyant qu'on pouvait encore gaspiller l'argent à de telles choses dans un pays frappé par la guerre et affamé. Mais Dieu me préserve d'affecter, pour ma part, une quelconque supériorité ! Après avoir manqué de confort durant plusieurs mois, j'avais un désir vorace de nourriture convenable et de vin, de cocktails, de cigarettes américaines, et le reste, et j'avoue m'en être mis jusque-là de toutes les superfluités agréables que j'eus les moyens de me payer.Durant cette première semaine, avant que le peuple ne descendît dans la rue, j'eus plusieurs préoccupations qui agissaient l'une sur l'autre de façon curieuse. En premier lieu, comme je l'ai dit, j'étais occupé à me rendre la vie la plus agréable possible. En second lieu, à trop manger et trop boire, ma santé s'en trouva toute cette semaine-là quelque peu dérangée. Je me sentais patraque, me mettais au lit pour une demi-journée, me levais, refaisais un repas trop copieux, et me sentais à nouveau malade.
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