Si le silence vient à me peser, je descends la rivière. De préférence le soir, quand j'en ai fini avec les occupations de la journée, à l'heure où les hommes et les bêtes se reposent. Je reste debout sur les pierres redevenues apparentes après la crue de printemps. Le flot s'écoule en moi. On dirait du verre, me dis-je souvent, en pensant aux vitres dont sont habillées les fenêtres du presbytère. Un plancher de verre qui n'en finit jamais de glisser, jusqu'à la cascade où il se fracasse en débris et en lambeaux d'écume. La surface de l'eau, sensible comme une peau, se déchire et s'ouvre sur le bouillonnement de profondes entrailles. Le bruit de la cascade est inquiétant, il avertit d'un danger. On entrevoit dans les tourbillons le crâne noir des rochers, les quilles de bateaux qui pourraient les frôler. Puis tout s'aplanit, et le flot s'étale, élargit son cours en une sereine embrassade. La voix bouleversée se calme, les entailles écumantes se referment et se lissent. Et pourtant tout est encore là, par-dessous.
La rivière chasse tout ce qui est laid. En équilibre sur les pierres de la plage, je laisse ruisseler mon angoisse. Je m'abandonne, j'abandonne au fil de l'eau les plus intimes de mes pensées, elles partent et disparaissent. La rivière est peut-être la plus belle image de la vie. Une âme qui ne naît ni ne meurt jamais, mais se contente d'être. Ses pensées sont dirigées vers moi. Elle m'aide à tenir bon. Si je me sens cloué sur place, elle me répond que tout est mouvement et que rien ne perdure. Et si je la regarde assez longtemps, je me transforme en eau. C'est un sentiment puissant. Rivière je suis, et c'est moi qui me calme, tandis que les rives se mettent à bouger. Je suis étendu de tout mon long, le paysage défile de part et d'autre, avec ses forêts sauvages et ses bourbiers marécageux. Je laisse tout couler et j'accueille en mon sein le ciel d'été.
C'est le tableau auquel je pense tous les soirs où l'inquiétude me harcèle. De doux nuages passent, pendant que je repose et somnole, immobile. Le sommeil de la rivière, si bon, qui soigne, guérit, couvre de son tranquille murmure le vrombissement des moustiques à la nuit tombée.
Souvent, je me le rappelle : c'est à mon maître que je dois la vie. C'est lui, un jour, qui m'a fait. Il m'a ancré dans le temps qui passe, et je suis enfin devenu un homme. Depuis ce jour, j'existe dans le livre où il m'a inscrit. Plus jamais mon nom ne pourra être oublié. Car être oublié, n'est-ce pas le pire, quand on vit encore ? Traverser sa propre vie sans qu'elle soit justifiée par des lettres. Les lettres sont comme des clous forgés, sortis brûlants de la forge, qui tiédissent puis rougissent peu à peu, avant de devenir noirs et résistants. Dans mes pensées, je les vois semblables à des sapins souffreteux qui poussent dans les marais, ou des bouleaux tortueux qu'on trouve sur le flanc des montagnes. Les lettres se cachent dans leurs ramures. Parfois, je m'arrête et j'y découvre un k, la volute d'un a, quelquefois un r. Les contours sombres des branches écrivent dans l'air comme sur un papier gris. On peut les déchiffrer. Si on prend le temps, on peut y décrypter de curieuses légendes.
L'été où le pasteur m'inscrivit dans le livre, je me tenais là, à croupetons sur le bord de la grand-route, battu, couvert de plaies et le ventre vide. De temps à autre, les gens de passage me donnaient un bout à manger, un peu de gras ranci du jambon qu'ils venaient de découper, une chique recrachée que je pouvais sucer pour oublier ma faim. Il y avait dans sa démarche quelque chose de dur et de pressé. Avec ses vêtements de gros drap et ses cheveux longs qui retombaient en mèches, on l'eût pris aisément pour un vagabond. Mais son regard était attentif. Il scrutait en permanence les alentours, son regard se promenait d'un côté à l'autre, remontait parfois jusqu'à la cime des arbres, pour redescendre ensuite à ses pieds, où il ramassait subitement un brin d'herbe. Je sentis monter ma crainte et je reculai dans les herbes du fossé, tentant de m'y cacher. Mais bien sûr, il me découvrit tout de même Je serrai les mâchoires, prêt à décamper. Et puis je m'essayai à tendre ma menotte pour mendier
- Onkos sulla nälka ? me demanda l'étranger en finnois
Et comme je ne répondais pas, il répéta en same:
- Lea go nealgon ? As-tu faim ?
Je comprenais les deux langues, mais la peur des coups me retenait. Ma petite paume crasseuse tremblotait, je me forçais à la garder tendue. Il chercha un instant dans son sac et en retira une boîte en bois noircie. Puis il plongea la main, fouilla l'intérieur. Quand il la ressortit, son pouce était tout jaune. Il le tenait levé, son gros pouce d'homme adulte devant mes yeux, chapeauté d'une matière collante. Il m'adressa un signe de tête, l'air grave. Je tentai d'attraper cette chose avec la main, mais il esquiva mon geste. Alors il avança doucement son pouce vers mes babines serrées. Je les sentis coller et, par réflexe, me léchai les babines. Une lueur s'alluma. Mon palais se mit à chanter. L'homme attendait. Je rouvris la bouche. Cette fois, j'aspirais tout le morceau. Un soleil de ravissement. Je goûtais, le sentant fondre, me remplir de sa couleur jaune. Cette fois, plus rien ne pouvait m'arrêter, comme un veau à la mamelle je léchai son pouce jusqu'à le nettoyer complètement.
- C'était bon ? demanda-t-il.
Dieu, que le mot était faible. Jamais je n'avais rien goûté de semblable. J'ignorais même que cela pût exister, que le monde pût receler pareil délice.
- Ca s'appelle du beurre, me dit-il. Voita.
- Encore, chuchotai-je en finnois.
Il me considérait de ce regard intense et inquisiteur qui est le sien.
- Comment t'appelles-tu ?
- Jussi.
- Comment s'appelle ton père ? Mikäs sinum isän nimi on ?
Je gardais les yeux rivés au sol.
- Quel âge as-tu ? Tu dois bien avoir neuf ans ? Dix peut-être ?
- Je ne sais pas.
- Tu ne sais pas ?
Il se pencha plus bas, et je crus qu'il allait me frapper. D'instinct, je fermai les yeux et me recroquevillai entre mes épaules. Mais le coup ne vint pas. Je sentis à la place ses doigts dans mes cheveux, qui descendaient le long de ma petite oreille.
- Sais-tu qui est bienheureux ? A qui appartient le Royaume des Cieux ?
Je hochai la tête.
- Aux enfants.
Jamais non plus je n'avais entendu dire une chose pareille. Lorsque je levai prudemment les yeux, son visage était tout près du mien. Im m'observait en silence. Ses iris bleu pâle étaient éclaboussés de vert. Le vert lapon. Celui des ruisseaux et des montagnes.