Gondran est un paysan "large, haut et rouge", dont le beau-père, le vieux Janet, frappé de paralysie depuis quelques jours, tient d'étranges propos sur la vie mystérieuse des choses. Un jour qu'il travaille dans un champ d'oliviers, Gondran massacre un lézard et se trouve assailli soudain d'une sourde inquiétude.
Sans savoir pourquoi, Gondran est mal à l'aise ; il n'est pas malade ; il est inquiet et cette inquiétude est dans sa gorge comme une pierre.
Il tourne le dos à un grand buisson de sureau, de chèvrefeuille, de clématite, de figuiers emmêlés qui gronde et gesticule plus fort que le reste du bois.
Pour la première fois, il pense, tout en bêchant, que sous ces écorces monte un sang pareil à son sang à lui ; qu'une énergie farouche tord ces branches et lance ces jets d'herbe dans le ciel.
Il pense aussi à Janet. Pourquoi ?
Il pense à Janet, et il cligne de l'œil vers le petit tas de terre brune qui palpite sur le lézard écrasé.
Du sang, des nerfs, de la souffrance.
Il a fait souffrir de la chair rouge, de la chair pareille à la sienne.
Ainsi, autour de lui, sur cette terre, tous ses gestes font souffrir ?
Il est donc installé dans la souffrance des plantes et des bêtes ?
Il ne peut donc pas couper un arbre sans tuer ?
Il tue, quand il coupe un arbre.
Il tue quand il fauche...
Alors, comme ça, il tue tout le temps ? Il vit comme une grosse barrique qui roule, en écrasant tout autour de lui ?
C'est donc tout vivant ?
Janet l'a compris avant lui.
Tout : bêtes, plantes, et, qui sait ? peut-être les pierres aussi.
Alors il ne peut plus lever le doigt sans faire couler des ruisseaux de douleur ? [...]
L'idée monte en lui, comme un orage.
Elle écrase toute sa raison.
Elle fait mal. Elle hallucine.
L'ondulation des collines déroule lentement sur l'horizon ses anneaux de serpents.
La glèbe halète d'une aspiration légère.
Une vie immense, très lente, mais terrible par sa force révélée, émeut le corps formidable de la terre, circule de mamelons en vallées, ploie la plaine, courbe les fleuves, hausse la lourde chair herbeuse.
Tout à l'heure, pour se venger, elle va me soulever en plein ciel jusqu'où les alouettes perdent le souffle.
D'un rond de bras, Gondran rafle son carnier et monte à grandes enjambées à travers la colline sans oser siffler son chien.