Hélas, je n'avais rien de tel à offrir sous ma chemise bleue Côté Sud. Je resserrai ma cravate et me hâtai lentement d'aller ouvrir. En passant, mon regard s'attarda sur un assez heureux portrait du comte de d'Ormissemon, l'arrière-bisaïeul sur lequel je prépare une dramatique pour l'ORTF. Rescapé des basses œuvres révolutionnaires, le brave homme épousa une chanoinesse survivante des massacres de septembre et lui donna six beaux enfants. L'amour...C'est comme une cigarette. Ca brûle et ça monte à la tête. Quand on ne peut plus s'en passer, tout ça s'envole en fumée...
Les coups de sonnette redoublés me tirèrent de mon rêve éveillé. J'étais prêt.
-Monsieur d'Ormissemon ?
Deux êtes d'apparence aussi humaine que vous et moi si nous nous vêtions sans goût, se tenaient debout sur le palier de mon appartement. J'eus un bref instant de déception que je surmontai en un clignement d'œil puis je les gratifiai d'un sourire indulgent et débonnaire.
-Ah, c'est vous...Enfin ! Je vous imaginais, comment dire...Plus giottesques, moins débra...disons: moins modernes...Ou peut-être...Mais peu importe, après tout! Entrez. Entrez donc. Je vous ai attendus si longtemps...
- Nous ne sommes pas en retard, au moins ?
-Disons que vous avez une éternité de retard. Ou d'avance en quelque sorte. C'est comme il vous plaira. Voyez-vous, dans cette vallée de larmes en fête, c'est ainsi que s'en viennent les choses et que s'en vont les êtres...
- C'est à dire...Nous avions dit "15 heures précises" à votre secrétariat, or à ma montre, il est justement...
- Alors c'est entendu. Convenons que vous êtes à la bonne heure. C'est mieux pour tout le monde, n'est-ce pas ? De toutes façons, nous savons tous que vous arrivez toujours trop tôt. Sans vous, il y aurait encore tellement de jolies choses à faire, de livres à écrire, d'accortes jeunes femmes à raccompagner en décapotable. Tant de baignades dans les Cyclades, de Martini à la terrasse du Dianeli, de valses à Vienne, de neige à Courchevel, de moutarde à Dijon, d'oracle à Delphes et de cyprès sur les crêtes de Toscane... Mais ainsi soit-il. Puisqu'il est temps, je laisse les gondoles à Venise, le printemps sur la Tamise, je laisse au loin les pyramides, et le soleil de Floride. On n'ouvre pas les valises, on est si bien...
Mes visiteurs semblaient soudain frappés de sidération et je goûtai à sa juste valeur mon ultime privilège : dérouter le destin lui-même.
- Surpris? Hé bien quoi ? Me trouvez-vous par trop frivole ?
- C'est à dire que nous sommes là pour...
- Je sais pourquoi vous êtes là, messieurs, et ne comptez pas sur moi pour tenter pathétiquement de vous résister. Ils suffira d'un signe, un matin. Un matin tout tranquille et serein. Quelque chose d'infime, c'est certain. C'est écrit dans nos livres, en latin. Voici mes mains, voici mon cou, permettez simplement que j'enlève ma cravate et faites votre devoir. Elle est à vous...
- Votre cravate ?
- Vous n'y pensez pas, c'est une Vuitton. Mon âme, messieurs. Prenez-la. Emportez-la où bon vous semble. Tenez, j'ai avec moi une liste d'endroits possibles, au cas où : Bramante, Lecce, Gubbio, Fatehpur Sikri, Udaipur, Kalymnos, Cuernavaca, Pagan, Chiangmai, Halicarnasse, Oulan-Bator, Tachkent, Ispahan, Persépolis, le Yunnan, Cnide, Os Nabrück, Bellagio, Doura Europos...Sur le Gange ou l'Amazone, chez les blacks, chez les sikhs, chez les jaunes. Voyage, voyage, dans tout le royaume. Sur les dunes du Sahara, des îles Fidji au Fuji-Yama. Voyage, voyage et jamais ne reviens.
- C'est que...
- N'hésitez pas, vous dis-je. Emmenez-moi où vous le voulez pourvu qu'on y danse, un verre de Sambuco à la main, qu'on y porte du Shalimar et des cardigans, des foulards dans le col de chemise et des jupes plissées. Et surtout, surtout, permettez qu'on y prenne des bains de mer avec Pauline de Beaumont (qui tousse toujours beaucoup à ce qu'on m'a dit), qu'on y trouve le Figaro littéraire et qu'on s'y taise pour toujours. Je suis si las de me répéter. Je pense à ceux qui me lisent ou m'écoutent...Cependant, avant de quitter ce monde, j'aimerais ajouter quelques derniers mots sur la reine Zénobie. Saviez-vous que si l'on empilait en quinconce toutes les esclaves de sa suite, on obtiendrait une tour aussi haute que le Taj Mahal ?
Mes deux visiteurs écarquillaient de grands yeux d'enfants ébahis. Désormais parfaitement réveillé et au sommet de mon art de la conversation, je jubilai intérieurement.
- Ecoutez, Monsieur d'Ormissemon, je crois que vous faites erreur...
- Pas du tout, je suis formel ! Le tas de servantes aurait la hauteur du Taj Mahal ! Cela rendit d'ailleurs fou de jalousie l'empereur Aurélien qui, pour se venger, enleva Zénobie et la fit défiler sur un char, à demi-nue et furieuse, devant une foule de romains en liesse. C'était cela, l'Empire ! Ah! Rome ! Combien de fois ai-je, moi aussi, fait le voyage de Stendhal, le temps d'un week-end. S'il vous arrive d'y passer, descendez à la pension Belvedere, à deux pas du Palais Farnèse. Dites à Maria-Teresa, la patronne, que vous venez de la part de Monsieur Jeannot. Elle vous donnera la chambre 17 avec vue sur le Campo dei Fiori où Giordano Bruno attend son heure. La douche fuit mais il suffit de bien fermer l'eau chaude. Ensuite, perdez-vous dans les vicoli en dégustant une glace à la bolognaise ou au prosciutto con fichi...Evitez la Piazza Navona, elle est désormais blafarde et triste...
- Hmm... Désolé de vous interrompre mais...
- C'est égal, interrompez-moi. Cela devait arriver, je m'y suis préparé toute ma vie. Je ne regrette rien. C'était super sensas. Ou rudement bath' comme disent les jeunes d'aujourd'hui.