A l'origine de l'univers est la mère. Par la Mère l'on peut connaître les enfants. Celui qui connaît les enfants et garde son attachement à la Mère n'a pas peur de la mort. Garder le silence et modérer son énergie permet de traverser l'existence sans fatigue. Sortir de sa réserve et s'agiter fait perdre le sens de l'existence. Celui qui sait s'émerveiller des petites choses marche dans la lumière. Celui qui garde sa douceur dans le tumulte a de la grandeur d'âme. Tirer parti de rayons de soleil en ayant une pensée pour leur source préserve du malheur. Celui qui agit ainsi chemine dans la voie. Il hérite de l’Éternel. |
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Il y a une mer en moi, son fond est tranquille : qui donc devinerait qu’il cache des monstres plaisants !
Inébranlable est ma profondeur, mais elle brille d’énigmes et d’éclats de rire. J’ai vu aujourd’hui un homme sublime, un homme solennel, un expiateur de l’esprit : comme mon âme s’est ri de sa laideur ! La poitrine en avant, semblable à ceux qui aspirent : il demeurait silencieux, l’homme sublime : Orné d’horribles vérités, son butin de chasse, et riche de vêtements déchirés ; il y avait aussi sur lui beaucoup d’épines — mais je ne vis point de roses. Il n’a pas encore appris le rire et la beauté. Avec un air sombre, ce chasseur est revenu de la forêt de la connaissance. Il est rentré de la lutte avec des bêtes sauvages : mais son air sérieux reflète encore la bête sauvage — une bête insurmontée ! Il demeure là, comme un tigre qui veut faire un bond ; mais je n’aime pas les âmes tendues comme la sienne ; leurs réticences me déplaisent. Et vous me dites, amis, que « des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter ». Mais toute vie est lutte pour les goûts et les couleurs ! Le goût, c’est à la fois le poids, la balance et le peseur ; et malheur à toute chose vivante qui voudrait vivre sans la lutte à cause des poids, des balances et des peseurs ! S’il se fatiguait de sa sublimité, cet homme sublime : c’est alors seulement que commencerait sa beauté, — et c’est alors seulement que je voudrais le goûter, que je lui trouverais du goût. Ce ne sera que lorsqu’il se détournera de lui-même, qu’il sautera par-dessus son ombre, et, en vérité, ce sera dans son soleil. Trop longtemps il était assis à l’ombre, l’expiateur de l’esprit a vu pâlir ses joues ; et l’attente l’a presque fait mourir de faim. Il y a encore du mépris dans ses yeux et le dégoût se cache sur ses lèvres. Il est vrai qu’il repose maintenant, mais son repos ne s’est pas encore étendu au soleil. Il devrait faire comme le taureau ; et son bonheur devrait sentir la terre et non le mépris de la terre. Je voudrais le voir semblable à un taureau blanc, qui souffle et mugit devant la charrue : et son mugissement devrait chanter la louange de tout ce qui est terrestre ! Son visage est obscur ; l’ombre de la main se joue sur son visage. Son regard est encore dans l’ombre. Son action elle-même n’est encore qu’une ombre projetée sur lui : la main obscurcit celui qui agit. Il n’a pas encore surmonté son acte. Je goûte beaucoup chez lui l’échine du taureau : mais maintenant j’aimerais voir aussi le regard de l’ange. Il faut aussi qu’il désapprenne sa volonté de héros : je veux qu’il soit un homme élevé et non pas seulement un homme sublime : — l’éther à lui seul devrait le soulever, cet homme sans volonté ! Il a vaincu des monstres, il a deviné des énigmes : mais il lui faudrait sauver aussi ses monstres et ses énigmes ; il lui faudrait les transformer en enfants divins. Sa connaissance n’a pas encore appris à sourire et à être sans jalousie ; son flot de passion ne s’est pas encore calmé dans la beauté. En vérité, ce n’est pas dans la satiété que son désir doit se taire et sombrer, mais dans la beauté. La grâce fait partie de la générosité de ceux qui ont la pensée élevée. Le bras passé sur la tête : c’est ainsi que le héros devrait se reposer, c’est ainsi qu’il devrait surmonter son repos. Mais c’est pour le héros que la beauté est la chose la plus difficile. La beauté est insaisissable pour tout être violent. Un peu plus, un peu moins, c’est peu de chose et c’est beaucoup, c’est même l’essentiel. Rester les muscles inactifs et la volonté déchargée : c’est ce qu’il y a de plus difficile pour vous autres hommes sublimes. Quand la puissance se fait clémente, quand elle descend dans le visible : j’appelle beauté une telle condescendance. Je n’exige la beauté de personne autant que de toi, de toi qui es puissant : que ta bonté soit ta dernière victoire sur toi-même. Je te crois capable de toutes les méchancetés, c’est pourquoi j’exige de toi le bien. En vérité, j’ai souvent ri des débiles qui se croient bons parce que leur patte est infirme ! Tu dois imiter la vertu de la colonne : elle devient toujours plus belle et plus fine à mesure qu’elle s’élève, mais plus résistante intérieurement. Oui, homme sublime, un jour tu seras beau et tu présenteras le miroir à ta propre beauté. Alors ton âme frémira de désirs divins ; et il y aura de l’adoration dans ta vanité ! Car ceci est le secret de l’âme : quand le héros a abandonné l’âme, c’est alors seulement que s’approche en rêve — le sur-héros. -- Un génie est un être humain dans la tête duquel le monde comme représentation a atteint un degré de clarté de plus et se trouve plus nettement imprimé; et, puisque ce n'est pas l'observation soigneuse du détail, mais l'intensité de la conception de l'ensemble qui fournit l'intuition la plus importante et la plus profonde, l'humanité peut attendre de lui la plus grande somme d'enseignement. Il la lui donnera, s'il parvient à son développement sous une forme ou sous une autre. On peut donc définir également le génie comme la conscience admirablement claire des choses, et, partant aussi de ce qui s'y oppose, le propre soi. C'est à l'homme ainsi doué que l'humanité demande des lumières sur les choses et sur sa propre existence. En attendant, comme pour tous les autres, celui-ci est ce qu'il est d'abord pour lui-même; c'est, dans l'essence des choses, inévitable, immodifiable. Ce qu'au contraire il est pour d'autres demeure, comme un point secondaire, soumis au hasard. Ils ne peuvent, en tout cas, recevoir de son génie plus qu'un reflet, moyennant une tentative réciproque pour penser ses idées avec leurs cerveaux, dans lesquels subsisteront néanmoins toujours des plantes exotiques, naturellement étiolées et chétives. Pour avoir des idées originales, extraordinaires, peut-être même immortelles, il suffit de s'isoler si absolument du monde et des choses pendant quelques instants, que les objets et les événements les plus ordinaires vous paraissent complètement nouveaux et inconnus, et révèlent ainsi leur véritable essence. Cette exigence n'est pas difficile à remplir; mais son accomplissement n'est nullement en notre pouvoir, et elle est précisément la marque du génie. Le génie est parmi les autres têtes ce que l'escarboucle est parmi les pierres précieuses : elle rayonne de sa propre lumière, tandis que les autres ne reflètent qu'une lumière d'emprunt. - On peut dire aussi que le génie est par rapport à ces têtes ce que les corps idioélectriques sont par rapport aux simples conducteurs de l'électricité. Il ne s'applique donc pas au savant ordinaire, qui ne fait qu'enseigner ce qu'il a appris, de même que les corps idioélectriques ne sont pas conducteurs. Il est, à la simple science, si l'on veut, ce que le texte est aux notes. Un savant est celui qui a beaucoup appris; ; un génie, celui qui apprend à l'humanité ce qu'il n'a appris de personne. - En conséquence, les grands esprits- dont un seul à peine éclot parmi des centaines de millions d'êtres humains- sont les phares de l'humanité, faute desquels celle-ci se perdrait dans la mer sans bornes des plus effroyables erreurs et de l'abrutissement. Celui qui veut éprouver la reconnaissance de son époque doit marcher du même pas qu'elle; mais cela ne produit jamais rien de grand. Aussi, quand on se propose de grandes choses, doit-on fixer ses regards sur la postérité et travailler avec une confiance assurée pour celle-ci. Il s'ensuit qu'on puisse rester inconnu de ses contemporains, cas où l'on serait comparable à l'homme qui, contraint de passer sa vie dans une île déserte, y dresserait péniblement un monument destiné à transmettre le souvenir de son existence aux navigateurs futurs. Si cela semble dur, il faut se consoler par l'idée que pareil destin frappe souvent même l'homme ordinaire simplement pratique, qui n'a, en revanche, aucune compensation à attendre. S'il est favorisé par sa position, celui-ci exercera une activité productive sur le terrain matériel, acquerra, achètera, bâtira, défrichera, plantera, fondera, organisera, améliorera, avec une ardeur quotidienne et un zèle infatigable. Il s'imagine travailler pour lui-même; mais le tout finit par profiter seulement aux descendants, et très souvent pas même aux siens (...).
Mais la compensation réservée au génie consiste non pas dans ce qu'il est par rapport aux autres, mais bien dans ce qu'il est par rapport à lui-même. En vérité, qui a plus vécu que celui dont certains instants continuent à remplir de leur seul écho les siècles et leur tumulte ?- Oui, le parti le plus habile, pour un tel homme serait peut-être, s'il voulait vivre tranquille et exempt de tracasseries, de trouver uniquement sa jouissance dans ses idées et dans ses œuvres, et de léguer seulement au monde sa riche existence, dont la simple image, en quelque sorte l'ichnolithe, ne lui appartiendrait qu'après sa mort. On peut mesurer combien l'intellect humain normal est borné et pauvre et combien est étroite la clarté de la conscience : malgré l'éphémère brièveté de la vie humaine jetée dans le temps infini, l'incertitude de notre existence, les innombrables énigmes à propos du caractère important de tant de phénomènes et de l'insuffisance absolue de la vie - cependant tous ne philosophent pas constamment et sans désemparer, il n'y en a même pas beaucoup, il n'y en a que peu, seulement quelques-uns; non, il n'y en a qu'un ça et là, seulement les petites exceptions. - Le reste vit même dans ce rêve pas très différemment des animaux, dont ils ne se distinguent finalement que par la prévoyance étendue à quelques années. Les religions ont pourvu d'en haut et par avance au besoin métaphysique qui peut se faire sentir chez eux; et ces religions, quelles qu'elles soient, leur suffisent. - Il se pourrait néanmoins qu'on philosophe beaucoup plus en toute tranquillité qu'il ne semble; quand bien même cela pourrait aussi échouer. Car c'est, en vérité, une triste situation que la nôtre ! Un court instant d'existence, rempli de peines, de misères, d'angoisses et de douleurs, sans savoir pour le moins d'où nous venons, où nous allons, pourquoi nous vivons; et joignez à cela les calotins de toutes les couleurs, avec leurs révélations respectives sur la chose, et leurs menaces contre les incrédules ! S'y ajoute encore ceci : nous nous observons l'un l'autre et sommes en relations les uns avec les autres - comme des masques avec des masques, nous ne savons pas qui nous sommes - mais comme des masques, qui ne se connaissent pas du tout. De même, les animaux nous observent, et nous eux.
En quelque coin écarté de l'univers répandu dans le flamboiement d'innombrables systèmes solaires, il y eut une fois une étoile sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus arrogante et la plus mensongère de "l'histoire universelle" : mais ce ne fut qu'un minute. A peine quelques soupirs de la nature et l'étoile se congela, les animaux intelligents durent mourir. - Telle est la fable que quelqu'un pourrait inventer, sans parvenir cependant à illustrer quelle exception lamentable, combien vague et fugitive, combien vaine et quelconque, l'intellect humain constitue au sein de la nature. Il y eut des éternités dans lesquelles il n'était pas; et si de nouveau c'en est fait de lui, il ne se sera rien passé. Car il n'y a pas pour cet intellect une mission plus vaste qui dépasserait la vie humaine. Il n'est qu'humain et il n'y a que son possesseur et producteur pour le prendre aussi pathétiquement que si les pivots du monde tournaient en lui. Mais si nous pouvions nous entendre avec la mouche, nous conviendrions qu'elle aussi évolue dans l'air avec le même pathos et sent voler en elle le centre de ce monde. Il n'est rien de si mauvais ni de si insignifiant dans la nature qui, par un petit souffle de cette force du connaître, ne soit aussitôt enflé comme une outre; et de même que tout portefaix veut avoir son admirateur, ainsi l'homme le plus fier, le philosophe, entend bien avoir de toutes parts les yeux de l'univers braqués avec un télescope sur son action et sur sa pensée.
Qu'est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal.
Nous ne savons toujours pas encore d'où vient l'instinct de vérité : car jusqu'à présent nous n'avons entendu parler que de l'obligation qu'impose la société pour exister : être véridique, c'est à dire employer les métaphores usuelles; donc, en termes de morale, nous avons entendu parler de l'obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir grégairement dans un style contraignant pour tous. L'homme oublie assurément qu'il en est ainsi en ce qui le concerne; il ment donc inconsciemment de la manière désignée et selon des coutumes centenaires -et, précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au sentiment de la vérité. Quels gens désagréables que ceux chez qui tout penchant naturel devient immédiatement maladie, quelque chose qui altère, ou même quelque chose d’ignominieux, — ceux-ci nous ont induits à l’opinion que les penchants et les instincts de l’homme sont mauvais, ils sont la cause de notre grande injustice à l’égard de notre nature, à l’égard de toute nature ! Il y a suffisamment d’hommes qui peuvent s’abandonner à leurs penchants avec grâce et inconscience ; mais ils ne le font pas, par crainte de ce « mauvais esprit » imaginaire qui s’appelle la nature ! De là vient que l’on trouve si peu de noblesse parmi les hommes : car l’on reconnaîtra toujours la noblesse à l’absence de crainte devant soi-même, à l’incapacité de faire quelque chose de honteux, au besoin de s’élever dans les airs sans hésitation, de voler où nous sommes poussés, — nous autres oiseaux nés libres ! Où que nous allions, tout devient libre et ensoleillé autour de nous.
Qui se sait profond s’efforce d’être clair ;
qui aimerait passer pour profond aux yeux de la foule s’efforce d’être obscur. Car la foule tient pour profond tout ce dont elle ne peut pas voir le fond : elle est si craintive et si réticente à entrer dans l’eau. |
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