Mais si humble qu'il fût quant à sa personne privée, Schubert savait ce qu'il incarnait de nouveau, d'original dans l'ordre de la musique et il était d'une intransigeante fierté pour tout ce qui représentait ce Moi créateur. Il lui a tout sacrifié. Il était le musicien-poète par excellence, un poète dont la langue maternelle était la musique. Il estimait qu'un artiste créateur tel que lui n'aurait jamais dû exercer de métier, non qu'une profession déroge, mais elle fait perdre du temps. A défaut des riches mécènes princiers qui ont soutenu Beethoven, il estimait que l'Etat aurait dû lui permettre d'inventer en toute liberté.
Pour nous, la bohème c'est le roman de Murger, c'est aussi La Bohème galante où Nerval évoque les deux années passées à l'Hôtel du Doyenné avec Théophile Gautier, Arsène Houssaye et Camille Rogier dans une intimité charmante. Il venait d'hériter de son grand-père, ce fut la bohème dorée, mais le plus souvent les bohémiens tirent le diable par la queue, vivent d'amour et d'eau fraîche sous les combles. Ce sont de jeunes artistes fauchés, avides de s'exprimer et de créer une œuvre, à qui l'amour donne l'enthousiasme, le courage de mener une existence aléatoire mais indépendante. Ils savent que cette période enivrante mais dangereuse n'aura qu'un temps : il faudra réussir à tout prix ou sombrer dans la grisaille prolétarienne ! Bohème signifie jeunesse, folie, farces d'étudiants, licence sexuelle, mais aussi pauvreté, insécurité, froid, mort. Ces contrastes se retrouvent dans le caractère et la vie de Schubert qui pouvait à la fois composer le Voyage d'hiver et jouer des valses toute la soirée pour faire danser ses camarades.
Jamais il ne souffrit du froid ni de la faim, les amis chez lesquels il habitait veillaient sur lui. Que la chambre fût pourvue d'un piano, et il était aux anges. Il composait de six heures à midi dans un état de transe, puis il allait au café, à l'auberge, et passait le reste de la journée avec ses amis, allait beaucoup au théâtre, à l'Opéra, organisait des soirées où l'on jouait des saynètes, des charades, des divertissements dont il était l'inspirateur et l'âme toute-puissante. Ce sont les Schubertiades auxquelles il a donné son nom, son énergie chaleureuse et sa gentillesse.
Ces amis s'appellent le chevalier von Spaun, l'irrésistible Schober, Mayrhofer, Bauernfeld, Lachner, Kupelweiser, Moritz von Schwind, le chanteur Vogel, le célèbre Grillparzer et les sœurs Fröhlich. Il était le seul musicien du groupe, il mettait en musique les poèmes du cénacle :" A travers Schubert, nous devenons tous amis" a écrit Spaun. Il servait d'aimant, de pierre de touche, d'étincelle de génie.
Comme l'avaient fait en 1796 les romantiques d'Iéna, c'est-à-dire Novalis, les frères Schlegel, Fichte et Schelling, ces artistes mettaient tout en commun, les ardeurs créatrices de chacun se trouvant décuplées par l'effervescence générale. Frédéric Schlegel a inventé un mot pour définir ce phénomène : c'est la sympoésie.
Parfois l'un ne possède que l'idée, la conceptualisation et l'autre seulement l'expression, la mise en poème. Une création collective risque de produire des œuvres excellentes. Schubert pour inventer sa musique n'avait besoin d'aucune aide, mais il avait besoin d'un certain climat d'amitié, de confiance, de spontanéité. C'est à ce milieu survolté où les idées nouvelles et le romantisme étaient à l'ordre du jour que Schubert dut sa formation intellectuelle et esthétique. Loin d'ignorer les plus récentes productions de la poésie et de la peinture ainsi que les agitations de la politique, il discutait de tout avec ses amis et confrontait ses idées, ses projets, ses espoirs avec les leurs. Ils l'ont aidé à trouver son identité et à former ce style musical qui parut en son temps tout à fait neuf, choquant les uns, subjuguant les autres, insolite en tout cas et qui, encore aujourd'hui, après deux siècles bientôt, nous apparaît inimitable, unique, préfigure de ce que sera Debussy, un poète qui s'est servi de la musique comme langage. Aussi celui-ci a-t-il déclaré :"N'écoutez les conseils de personne sinon du vent qui passe et nous raconte l'histoire du monde !"
Le style musical de Schubert, création nourrie par le rêve, l'inconscient et les effusions de la sensibilité, porte la marque d'une création collective où tous ses amis qui avaient son âge, moins de trente ans, ses habitudes et ses goûts, ont leur part. Et particulièrement les peintres Schwind et Kupelwieser auxquels Franz doit beaucoup. Ce jeu d'ombres et de lumières dans ses sonates pour piano, l'arabesque des lignes mélodiques dans ses lieder doivent bien plus à la peinture romantique qu'aux subtilités du contrepoint et aux enseignements tirés de Mozart et de Beethoven. "Qui peut encore faire quelque chose après Beethoven ?", se demandait avec angoisse le pauvre Franz qui n'osa jamais soumettre aucune de ses œuvres au maître. Schumann répondit à sa place quand parurent certaines sonates de Schubert en 1835 : "Voilà ce qui a paru de plus beau depuis Beethoven !"
De plus beau, parce que tout à fait différent dans la démarche, dans l'association des idées et dans les sautes d'idées apparemment illogiques et contraires aux règles alors en vigueur.
Hélas ! On ne pourra jamais détruire la légende de Schubert ignorant de lui-même, produisant ses lieder comme un pommier ses fruits, méprisé des femmes et du public, binoclard, ridicule, mourant dans la solitude et la misère. Les légendes ont la vie dure. A partir du romantisme, l'artiste de génie doit se situer en marge de la société, rejeté par elle. On a inventé de toutes pièces la légende de Mozart, de Schubert, de Rimbaud, de Van Gogh, de Kafka. Verlaine y aura beaucoup contribué avec ses Poètes maudits. Désormais les seuls artistes véritables sont ceux qui portent en eux une malédiction innée, un guignon perpétuel, une misère à vie...La réussite et les honneurs vous disqualifient. Dans cette optique, que deviennent l'ambassadeur Rubens, Titien, Véronèse, Velasquez, Raphaël, Hugo et le richissime Picasso ?
Schubert ne gagna jamais beaucoup d'argent, l'argent ne l'intéressait pas, mais il ne manqua jamais du nécessaire, ses amis y pourvoyaient. Il fut recueilli et soigné par son frère Ferdinand qui lui fit un beau service funèbre. Une souscription fut ouverte pour qu'il eût un tombeau décent. Grillparzer en composa l'épitaphe : "La musique enterra ici un riche trésor et des espérances plus belles encore. Franz Schubert repose ici, mort le 19 novembre 1828, à l'âge de trente et un ans."