Dès 1934, Poirier publie dans les Annales de géographie « Bocage et plaine dans le sud de l’Anjou » puis, un an plus tard, « Essai sur la morphologie de l’Anjou méridional » (Mauges et Saumurois) ». Mais en 1937, il ne peut développer son projet de thèse sur « Crimée, étude géomorphologique » : cette péninsule, située au sud de l’Ukraine, se trouve en effet dans le giron de l’URSS, qui distribue ses visas au compte-gouttes. Privé d’une exploration en terra incognita comme il les aime, le futur Julien Gracq s’engouffre résolument dans une troisième voie, celle de la littérature comme pure fiction, où le lieu va prendre une importance considérable, tant sur le plan descriptif que symbolique. Treize ans après Au Château d’Argol qui précède de peu la « drôle de guerre » dans l’Histoire, Le Rivage des Syrtes apparaît en pleine guerre froide comme une tentative de démarquer des chapelles littéraires par la quête d’un Graal intérieur. Les héros des deux romans sont ancrés dans une histoire personnelle sans solution, dont l’Histoire se joue. Albert dans sa tour, Aldo dans la chambre, cherchent autour d’eux les significations que celle-ci leur dissimule. Ils apparaissent comme des alchimistes qui découvrent, dans la chute de l’Homme, le retentissement universel de la connaissance sur la spiritualité, qui sauve le monde. Face aux murs opaques du fatalisme intellectuel, Le Rivage des Syrtes pose les fondements d’une révolte personnelle, où une chronologie sociale et militaire, aussi murée soit-elle dans son attente morbide, ne peut rester indifférente au cri poétique d’une transgression individuelle et s’embrase à son écho. « Ce que j’ai cherché à faire, entre autres choses, dans Le Rivages des Syrtes, plutôt qu’à raconter une histoire intemporelle, c’est à libérer par distillation un élément volatil « l’esprit-de-l’Histoire », au sens où on parle d’esprit-devin (ou esprit-de-vin des alchimistes ? Note de l’auteur), et le raffiner suffisamment pour qu’il pût s’enflammer au contact de l’imagination », précise l’auteur dans En lisant en écrivant (ibid, 1980, José Corti), p.216). Ici, le mythe moderne, aussi proche de la fable médiévale que de la légende antique, se construit sur la décomposition avancée d’un pouvoir séculaire où fermente la renaissance d’un jeune héros. La chambre des cartes illustre le Styx avant l’enfer de l’humanité – la guerre- auquel le héros peut cependant échapper, grâce à un « coup de dés » mallarméen, au nom du principe sacré de libre-arbitre et d’incertitude.
En suivant le cours de l’aventure intérieure de son héros, Gracq entreprend une géopoétique novatrice très personnelle, avec une approche transdisciplinaire où se côtoient histoire, géographie, littérature et mythologie. Le style de l’écrivain donne à celle-ci une âme, en tissant le fil de cette « réalité bizarre » qui saisit le héros, de son départ d’Orsenna jusqu’à la révélation dans la chambre des cartes. A l’énigme d’un espace clos, le héros répond par la nécessité d’un monde ouvert, animé par une soif inextinguible de conquête et une aspiration (Sehnsucht) teintée d’individualisme, qui le feront entrer de plain-pied dans l’Histoire.