...mais je sais bien, avec mon sens de témoin d'un destin extraordinaire, que personne jamais ne présenta, approché, ou ici raconté, le caractère de l'authentique écrivain, à part, ne sachant que soi, ou bien l'ignorant afin d'en tirer pour sa propre stupeur superbement le secret, comme ce camarade.
Les noms de Mallarmé et de Villiers de L'Isle-Adam font s'évaser entre eux une formidable ouverture : toutes les dimensions de la langue française y vibrent dans leur capacité de renouvellement et de mentalité.
Là, tout commence et tout se cristallise.
Là, se tient l'explosante-fixe autour de laquelle gravite la réserve d'avenir que chaque écrivain doit savoir tirer du passé de sa langue.
Pourquoi certains assemblages de mots produisent-ils une telle échappée ? Parce que ces assemblages, en ne disant rien de précis, prouvent qu'il n'existe rien qui ne puisse être dit - ou plutôt que la possibilité de dire est toujours très supérieure au dit. Ces assemblages font jaillir de l'espace même de la langue des vibrations de sens plus sensées que le contenu propre à chaque mot et à son lien ordinaire avec les autres. Ce plus jaillit à l'endroit où la langue courante s'absente d'elle-même et entre, dirait-on, dans son vide, dans son rien : il est comme un écho roulant à travers ce rien et nous disant ce que la langue ne savait directement dire. Cet écho chimérique est ainsi, dans la langue, le néant de la langue : l'indicible. Mais l'indicible, bien sûr, ne peut se développer qu'à l'intérieur du dit : il est nécessairement du dit, un dit si bien retourné qu'on ne pourra jamais le ramener explicativement à du dicible : il vibre trop. Au rebours de la parole commerciale, que littéralement il anéantit, le dit de l'indicible ne produit ni information, ni définition, ni appropriation : son effet est un pur effet de sens (...)
Le pur effet de sens est l'aboli bibelot d'inanité sonore; il est l'échappée par laquelle le Symbolisme débarrasse le travail poétique de toute finalité extérieure à lui-même, et donc fonde notre avenir. Clairement, le Coup de dés réalise une conception du poème, dont Les Chimères furent l'intuition géniale : le poème désormais, n'a d'autre sens que de produire du sens, non pour le rabattre vers un quelque lieu ou quelque figure, non pour représenter, ni exprimer, mais pour créer.
L'apport de Mallarmé a fait l'objet de tant d'études qu'il est public; celui de Villiers de L'Isle-Adam reste obscur. Étrangement, son œuvre qui fut, en son temps, moins dérangeante que celle de Mallarmé, l'est peut-être devenue davantage. Elle foisonne et déborde où celle de Mallarmé coupe net. Villiers est un nouveau Baroque, dont les livres, dit Mallarmé, ont "deux assises imposantes selon les modes en secret correspondant du Rêve et du Rire". Cette relation du Rêveur et du Rieur permet à Villiers d'intégrer discrètement sa propre dérision. (...)Le Baroque de Villiers est au sens originel du mot, qui désignait la perle irrégulière. Ce Baroque fait, si je puis dire, des plis sur l’œuvre, et en dessous, ce n'est pas comme sous le plissé classique, un corps glorieux que l'on devine, mais le néant tel que la pensée l'affronte, puis l'enveloppe de mots pour se moquer de lui qui se moque d'elle. Cette dialectique doucement effrayante à leur façon, car voilée, Villiers et Mallarmé l'ont pratiquée à leur façon, complémentairement.
Deux hommes ont amicalement vécu la complémentarité du rare qui voudrait rassembler et du foisonnant qui voudrait englober; l'un fut le Rêveur du Livre, et il travailla le vers "qui de plusieurs vocables fait un mot total"; l'autre fut le Rieur, qui éprouva toute sa vie la torture de l'espérance. Mais le Rieur rêvait de la parole essentielle tout comme le Rêveur riait d'en être le perpétuel chercheur.