On dit que Pythagore n’a rien écrit (…) Plus probante encore que la simple abstention de Pythagore est le témoignage non équivoque de Platon, qui a affirmé dans le Timée : « C’est une rude tâche que de découvrir l’auteur et le père de cet univers, et une fois qu’on l’a découvert, il est impossible de la faire connaître à tous les hommes » ; et dans le Phèdre il rapporte une fable égyptienne contre l’écriture - dont l’usage déshabitue les gens d’exercer leur mémoire et les oblige à dépendre des signes – et dit que les livres ressemblent aux portraits « qui paraissent vivants mais sont incapables de répondre un mot aux questions qu’on leur pose ». Pour atténuer ou faire disparaître cet inconvénient, il imagina le dialogue philosophique. Le maître choisit le disciple, mais le livre ne choisit pas ses lecteurs, qui peuvent être pervers ou stupides.
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A la fin du IVème siècle commença le processus mental qui devait aboutir, après bien des générations, à la prédominance de la langue écrite sur la langue parlée, de la plume sur la voix. Un hasard admirable a voulu qu’un écrivain ait fixé l’instant – j’exagère à peine en le nommant instant – où ce vaste processus prit naissance. Saint Augustin raconte, au sixième livre des Confessions : « Quand Ambroise lisait, il parcourait les lignes du regard, en imprégnant son âme du sens, sans proférer une parole ni mouvoir les lèvres. Souvent- car tous étaient libres d’entrer et personne n’avait coutume de le prévenir de sa venue – nous le vîmes lire en silence et jamais autrement et, au bout d’un moment, nous nous en allions, pensant qu’il ne souhaitait pas que cette brève pause, pendant laquelle il lui était concédé de réparer son âme, libre du tumulte des affaires d’autrui, fût occupée par rien d’autre, et qu’il craignait qu’un auditeur, attentif aux passages difficiles du texte, ne lui en demandât l’explication ou ne voulût le discuter avec lui, l’empêchant ainsi de lire autant de volumes qu’il le désirait (…) »
Saint Augustin a été le disciple de saint Ambroise, évêque de Milan, aux environs de 384 ; treize ans plus tard, il rédigea ses Confessions, l’esprit encore inquiet du singulier spectacle auquel il avait assisté : un homme dans une chambre, avec un livre, lisant sans articuler les mots.
Cet homme passait directement du signe écrit à l’idée, sans l’intermédiaire du signe sonore ; il donnait naissance à un art étrange, l’art de lire en silence, qui devait produire des effets merveilleux, et aboutir, après de longues années, au concept du livre comme fin en soi et non plus comme instrument d’une fin.