A Paris, je m'émerveillai, bien sûr, devant tout ce qui était merveilleux, allant de Saint Lieu de la Foi en Saint Lieu de la Culture, de Saint Lieu de la Poésie en Saint Lieu de la Révolution, en un pèlerinage nécessaire, juste et fervent.Mais près avoir beaucoup marché, de gargouilles médiévales en entablements de Mansart, de la place des Vosges- où je trouvais certes un petit air d'arcades cubaines ou de porches de Cuernavaca, tandis que la couleur de la pierre me faisait penser au tezontle mexicain - à la grandeur et à la pureté du Dôme des Invalides, majestueusement posé sur des colonnes nobles et sereines; après être allé de tombes illustres à des clochers prestigieux, je commençai à découvrir, au hasard d'interminables promenades, ce dont on ne parlait pas dans les guides et les Baedekers. C'est alors que me fut révélée une cité singulière, ignorée- ou non perceptible pour un Européen nourri de notions immuables-, dont les extravagances me remplirent d'étonnement. Pour commencer, Paris était la-cité-aux-balcons-déserts. Aucune capitale au monde, à mon avis, ne portait un tel poids de ferronneries inutiles, qui garnissaient des balcons courts, longs, de face, de coin, modestes, pompeux, classiques, fantaisistes, d'un style élégant ou détestable, donnant sur des entresols, ou perdus aux derniers étages, ou proches de l'asphalte, ou estompés par les brumes matinales, d'une extrême variété, en nombre infini, comme les colonnes de La Havane, avec, selon les cas, un aspect de chaire d'université ou d'église, d'estrade, de galerie pour assister à un défilé royal, au cortège d'un couronnement; mais des balcons, toujours des balcons, d'Auteuil à Vincennes, de la Porte de Clignancourt à la Porte d'Orléans, autour de l’Étoile, en face de l’Élysée, le long du boulevard Saint-Michel, de l'avenue Kléber. Ils proliféraient, vertigineux, minuscules ou glorieux, asymétriques ou sans grâce, haut perchés, modestes ou nouveaux riches - des balcons, toujours des balcons, mais avec cette particularité que jamais, en été comme en hiver, ne se profilait derrière leur balustrade une forme humaine. Je me demandais à quoi servaient ces balcons, puisqu'on n'y voyait âme qui vive. Il y avait bien ici ou là, en haut, en bas, une plante en pot, un bourgeon de géranium, un bac de fleurs plein ciel, un petit arbre frileux; mais ces plantes devaient être soignées par des jardiniers-fantômes ou des dames-zombis, puisqu'il n'était jamais possible de les surprendre en train de les tailler et de les arroser. Mais cette seule extravagance des balcons déserts n'était pas la seule que je remarquais dans une ville qui renfermait de véritables monstres d'architecture, construits après les féroces travaux d'alignement et de terrassement du Second Empire, et qui révélaient, dans certaines constructions du début de ce siècle, un individualisme esthétique si incroyable, si totalement insouciant de l'environnement que, sur quatre-vingts mètres d'une rue calme du quartier de l’Étoile j'avais vu avec stupeur, construits de mur en mur, épaule contre épaule, un palais byzantin, un château style Chambord, un hôtel particulier aux macarons dix-neuvième siècle, une résidence gothique et une villa romaine. Derrière, une imitation de la maison de Jacques Cœur voisinait avec une demeure qui évoquait La Nouvelle Orléans, avec des colonnes de fer et des grilles à motifs floraux, comme si elles avaient été forgées par des nègres chanteurs de spirituals. Il y avait des compagnies d'assurances logées dans de cyclopéennes constructions mycéniennes; il y avait des angles de rues couronnés par des dômes très élevés, prolongés encore par des miradors à jamais condamnés à la solitude, car ils étaient dépourvus d'escaliers d'accès. Et il y avait, surtout, une immense ville inutile, chaotique, invisible, posée sur la ville. Cette cité, près des guérites de pierre, des balustrades, des baroquismes des faîtes, de l'Hôtel Lutetia, autour de l' art nouveau de l'immeuble Berlitz, révélait soudain, à ceux qui avaient accès à de tels niveaux, que là-haut, parmi les mansardes, les toits couleur de plomb et les chambres de bonnes, toute une Pompéi enfumée et mouillée par la pluie se déployait, ignorée, au milieu de cheminées de métal gris, semblables à des bras d'armures médiévales, conduisant au chaperon astrologique pointu d'une tourelle Renaissance, recouverte de fientes de pigeons, connue seulement des couvreurs et des ramoneurs qui en parcouraient les méandres. Au-dessus de sixièmes ou de septièmes étages, là où dans des mansardes bouillait la soupe aux choux sur des réchauds à alcool, où toute une misère ancillaire se dissimulait sous des couvertures trouées, ou s'aimait sur de minables lits de fer, se cachaient des jardins suspendus, des terrasses, des passerelles, des ponts, de petits escaliers au bord de cours abyssales, de minuscules fonds de scène, des fermes normandes. Et tout cela était inconnu de l'humanité qui s'affairait en bas, entre les arrêts d'autobus et les bouches moder-style - "style alimentaire"comme quelqu'un devait l'appeler- du métro, qui transportait les voyageurs de la Bastille à Notre-Dame; ces derniers surgissaient parfois, tout étourdis, d'une station Babylone qui évoquait médiocrement un ordre pythagorique fort réclamé toutefois à cette époque par ceux qui exécutaient partout, au nom du Parthénon et de sa Sérénité, leurs concertos à la nouvelle mode pour Bétonnière et Bulldozer, avec obbligato de foreuses électriques : La Grèce survit dans la résistance numérique d'un moteur d'avion...Un sportsman, ignorant toute notion artistique et toute érudition est plus proche de l'art et de la poésie d'aujourd'hui, que les intellectuels myopes qui etc., etc. De nouveaux faits pleins d'une joie intense sollicitent l'enthousiasme des jeunes d'aujourd'hui : le stade, le rugby, la grande ingénierie, les magnifiques transatlantiques, le salon de l'automobile et l'aéronautique, le cinéma, le gramophone, la photographie, la science, la nouvelle architecture...De telles affirmations étaient contenues dans un manifeste catalan de 1928, reçu à Cuba peu avant mon départ: en tête des signatures venait celle de Salvador Dali - manifeste "placé sous l'advocation" (sic) de Picasso, Jean Cocteau, Brancusi, Robert Desnos, Stravinski, le catholique Jacques Maritain, Ozenfant, défenseur d'un purisme ascétique, et Le Corbusier qui de plus affirmait que la maison ne devait être vue par l'architecte que comme une machine à vivre. Ma tardive découverte du cubisme, les exhortations de José Antonio, les théories de compositeurs qui proclamaient la nécessité d'un "retour à Bach", les appels à l'ordre, à l'observance du modulor et de la Section d'Or, le cri de "Chopin à la chaise électrique!" lancé par les jeunes "stridentistes" mexicains, épigones des "ultraïstes" madrilènes, tout cela m'avait fait croire que j'allais trouver à Montparnasse- quartier nanti alors d'une mythologie internationale- où l'on nourrit un culte à la géométrie et à l'exactitude, au machinisme, à la vitesse, à la discipline, à la création à froid, parmi les calculs plastiques d'un Mondrian, la peinture blanc sur blanc de Malevitch, une sculpture réduite à des sphères et des polyèdres, et, en musique un nouvel "art de la fugue". L'époque était mécanique et dure et l'art qu'elle engendrerait devait répondre à ses exigences, de la même façon que dans le passé les ères chrétiennes nous avaient fait don de mille Nativités, Fuites en Égypte, Crucifixions, Danses macabres et Jugements Derniers. Les siècles délicats donnaient un Greuze, un Watteau; les années orageuses produisaient un Goya. Les hommes d'aujourd'hui, stupéfaits par la découverte de réalités nouvelles, devaient -c'était un principe fondamental- renier tout romantisme, avec ses prolongements dans les messes laïques de Bayreuth et le symphonisme hypertrophié d'un Mahler, homme abominable. Nous étions "modernes", et, comme tels, nous devions détester la sensiblerie, l'effusion, le pathos, le mystère. Voilà ce que je pensais, nourri d'informations qui circulaient en Amérique; et c'est avec de telles idées que j'abordais très sûr de moi-même, le Montparnasse des années 30...Je m’intéressai sur-le-champ à savoir où étaient, que faisaient, comment vivaient certains hommes qui jouissaient d'un grand prestige dans nos avant-gardes littéraires et artistiques. Cocteau ? "C'est un misérable", me répondit-on. Yvan Goll ? "Un crétin."Ozenfant? "Un peintre de bouteilles de lait" Le Corbusier ? "Il veut nous faire vivre dans des boîtes à chaussures..." Mais le plus imprévisible, le plus déconcertant pour moi fut de découvrir, un beau jour, que j'étais tombé dans un nouveau Sturm und Drang; que le Romantisme s'était réinstallé parmi nous, dans des cercles où les termes d'inspiration, de voyance, de rêve, d'hypnose, de passion, de délire poétique, assumaient un nouveau pouvoir : monde d'instincts libérés, de volitions déchaînées, d'ardent désir de tempêtes, en un abandon total à l'émotion, à l'amour-mythe, au sexe-mythe, à la pulsion mythifiante; monde qui réhabilitait le génie, l'illumination, le délire divinatoire, l'état prophétique, le verbe jailli du subconscient; exaltation du poète-mage, du poète-sybille, qui avait restitué une majuscule perdue au mot Poète.
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Le lendemain, dès le soleil levé, ils étaient entrés eux aussi dans l'étroit ruban d'eau entre les sables, suivis d'une queue de bateaux de tous les pays. Cela avait duré deux jours, cette promenade à la file dans le désert; puis une autre mer s'était ouverte devant eux, et ils avaient repris le large.
On marchait à toute vitesse toujours; cette mer plus chaude avait à sa surface des marbrures rouges et quelquefois l'écume battue du sillage avait la couleur du sang. Il vivait presque tout le temps dans sa hune, se chantant tout as à lui-même Jean-François de Nantes, pour se rappeler son frère Yann, l'Islande, le bon temps passé. Quelquefois, dans le fond des lointains pleins de mirages, il voyait apparaître quelque montagne de nuance extraordinaire. Ceux qui menaient le navire connaissaient sans doute, malgré l'éloignement et le vague, ces caps avancés des continents qui sont comme des points de repère éternels sur les grands chemins du monde. Mais, quand on est gabier, on navigue emporté comme une chose, sans rien savoir, ignorant les distances et les mesures sur l'étendue qui ne finit pas. Lui, n'avait que la notion d'un éloignement effroyable qui augmentait toujours; mais il en avait la notion très nette, en regardant de haut ce sillage, bruissant, rapide, qui fuyait derrière; en comptant depuis combien durait cette vitesse qui ne ralentissait ni jour ni nuit. En bas, sur le pont, la foule, les hommes entassés à l'ombre des tentes, haletaient avec accablement. L'eau, l'air, la lumière avaient pris une splendeur morne, écrasante; et la fête éternelle de ces choses était comme une ironie pour les êtres, pour les existences organisées qui sont éphémères: ...Une fois, dans sa hune, il fut très amusé par des nuées de petits oiseaux, d'espèce inconnue, qui vinrent se jeter sur le navire comme des tourbillons de poussière noire. Ils se laissaient prendre et caresser, n'en pouvant plus. Tous les gabiers en avaient sur leurs épaules. Mais bientôt les plus fatigués commencèrent à mourir. ...Ils mouraient par milliers, sur les vergues, sur les sabords, ces tout petits, au soleil terrible de la mer Rouge. Ils étaient venus par-delà les grands déserts, poussés par un vent de tempête. Par peur de tomber dans cet infini bleu qui était partout, ils s'étaient abattus, d'un dernier vol épuisé, sur ce bateau qui passait. Là-bas, au fond de quelque région lointaine de la Libye, leur race avait pullulé sans mesure, et il y en avait eu trop; alors la mère aveugle, et sans âme, la mère nature, avait chassé d'un souffle cet excès de petits oiseaux avec la même impassibilité que s'il se fût agi d'une génération d'hommes. Et ils mouraient tous sur ces ferrures chaudes du navire: le pont était jonché de leurs petits corps qui hier palpitaient de vie, de chants et d'amour...Petites loques noires, aux plumes mouillées, Sylvestre et les gabiers les ramassaient, étendant dans leurs mains, d'un air de commisération, ces fines ailes bleuâtres - et puis les poussaient au grand néant de la mer, à coups de balai... Ensuite passèrent des sauterelles, filles de celles de Moïse, et le navire en fut couvert. Puis on navigua encore plusieurs jours dans du bleu inaltérable où on ne voyait plus rien de vivant - si ce n'est des poissons quelquefois, qui volaient au ras de l'eau... C'est arrivé à mi-parcours. Sur les hauteurs du massif des Rhodopes, à la frontière gréco-bulgare, une route sinueuse gravissait la gorge et, au sommet, à l'endroit où elle s'achevait, était perché un ultime village fantôme, avec ses fenêtres dépouillées de leurs vitres et sa lointaine fontaine en pierre tarie. Plus personne n'habitait là. Au-delà de la route et du village, des forêts de chênes en guise de no man's land. Nous pensons quitter ce monde sans jamais nous frotter au surnaturel, sauf dans les films, mais ce jour-là, dans ce patelin, je vécus quelque chose qui emplit mon coeur d'effroi. Je ne sais toujours pas si ce qui s'est produit était "réel", mais les sentiments suscités en moi m'habitent toujours.
Je m'étais rendue dans un coin montagneux oublié en quête de quelque chose, puis je m'étais embringuée dans cette galère. Peut-être cette galère était-elle précisément ce que je cherchais, après tout? Quoi qu'il en soit, je me retrouvai à descendre ce canyon hérissé d'épineux, regorgeant de sangliers, bordé de falaises, vingt kilomètres vierges de toute présence humaine, le soleil implacable me martelant le crâne comme s'il me jugeait pour un crime commis il y a des lustres. Parmi les sommets, l'un d'eux était justement baptisé le Jugement, et depuis ses hauteurs, ils furent nombreux à périr jetés dans le gouffre temporel qui sépare les premiers sacrifices humains perpétrés par les Thraces et les dernières années de la guerre froide. Mais je me hâtais dans la direction opposée, descendant vers le village - habité- le plus proche, et il était loin, comme tout ce qui avait du sens pour moi, d'ailleurs. La sensation qu'il n'y avait là rien de personnel, que cette terreur n'était pas simplement mienne s'avéra, rétrospectivement, fondée. Je percevais les vibrations liées à des événements que recelait la montagne. Ces vibrations n'étaient pas naturelles, mais induites par le frontière, les ondes émanant d'une forêt où se trouvaient gravées les initiales de ceux qui avaient été jeunes et désespérés au XXème siècle. J'étais venue recueillir leurs histoires...mais serais-je à la hauteur de la tâche ? Si les choses et les gens disparaissent ici, rien ne s'en va pour de bon, m'avait-on dit. C'est ce que je ressentais à cet instant, comme une présence dans mon dos. Le soleil était à son zénith, mais la montagne d'Orphée s'était drapée d'obscurité. Parvenue à un bras du fleuve, je fis halte pour m'abreuver. L'eau glacée me brûla la gorge. Je savais que la source du Nestos-Mesta se trouvait de l'autre côté de la frontière, quelque part dans le massif le plus élevé de toute la péninsule balkanique, et que le fleuve parcourait plus de 234 kilomètres avant de se jeter dans la mer Égée. Mais à quoi servent les données factuelles quand vous êtes en détresse ? Ce que j'avais sous les yeux n'était pas un cours d'eau normal. De l'autre côté de la frontière se dressait une grotte abyssale nantie d'une cascade tonitruante baptisée le "trou du Diable". C'est par cette cavité qu'Orphée aurait, selon la légende, accédé à l'au-delà. Rien de ce qui s'y engouffre n'en ressort jamais, et cela vaut aussi pour les derniers spéléologues, un homme et une femme, à s'y être aventurés dans les années 1970. Même Orphée, seule créature ayant refait surface depuis ce royaume chtonien, finit écharpé par les ménades en furie, sa tête balancée dans l'Hèbre, qui s'écoule sur 480 kilomètres avant de devenir la mer Égée. Son crime ? Avoir changé de bord à la fin de sa vie et franchi deux frontières périlleuses: en rompant son allégeance à son ancien mentor Dionysos, dieu des mystères nocturnes, pour s'en remettre à Apollon, le dieu Soleil; et en cessant d'aimer les femmes pour se tourner vers les hommes. Franchir les frontières sans y être invité s'avère risqué même pour les dieux, et à plus forte raison pour les mortels. Mais la brise arrivait de l'Au-delà. Sa nappe qui descendait des plateaux, où poussent l'arnica sauvage, l'argélas et l'hysope des garrigues, avait ramassé au passage tous les parfums cachés dans les petits vallons, blottis dans les creux tièdes assoupis dans les moindres fissures du calcaire, épine blanche, digitale, centaurée, ronce bleue, troène, genêt d'Espagne, encens-de-mer, herbe de sainte-Véronique.
La montagne embaumait. Je ne résistai plus. Je passai le pont... Et tout à coup je tremblai, car alors je sentis sous mes pieds le premier mouvement de la terre. Elle montait. Un brusque élan du sol me porta jusque dans le bois de chênes. Cette terre sauvage me soulevait; d'autres pentes, d'autres tracés s'emparaient de mes pas. Le bois sombre exhalait l'odeur humide et iodée des vieilles feuilles mortes. Je m'étais détachée de ces plans doucement inclinés des prairies campagnardes qui prédisposent à la sérénité, aux haltes. Maintenant ici tout devenait brusque, abrupt; mais de ces mouvements du sol, de ces rocs éboulés, de ces chênes noueux aux racines torses, passait en moi comme une noire force souterraine. L'âpre accent qui s'en exhalait faisait battre mon sans à coups plus larges, au milieu de l'ombre, des écorces fraîches et des feuilles amères; et j'étais enlevé, malgré la roideur des lacets et la sévérité des escalades, virilement, vers cette immense zone aromatique des collines, pays des fleurs sauvages, des arbres et des bêtes fuyantes qui déjà, à travers les branches des chênes, tremblait, en pleine lumière, devant moi. L'attrait qu'elle exerçait dans mon âme m'attira sous le bois de chênes. Je débouchai sur le bord d'une clairière éblouissante creusée dans un affaissement du sol et tout entière entourée d'arbres. Çà et là des bosquets de houx épineux en coupaient l'étendue. Pas un vol, pas un bruit. On était de l'autre côté, dans l'au-delà, loin des hommes aux terres fertiles, loin du village, à cent lieues des petits foyers domestiques qui embaument le pain chaud, la braise et le savon frais. J'avais peur et j'étais pénétré de joie. Je n'osais avancer, troubler la paix de ce coin de terre attiédi dans un coin de montagne. J'entendis un bruit de pas, un froissement de branches, et j'aperçus l'âne Culotte. C'était bien lui. Il semblait sortir d'un buisson de houx. Sans doute était-il là avant mon arrivée. D'abord il ne me vit pas. Il continua à brouter. Tout le sol était tapissé de fleurs et d'herbes. L'âne singulier s'avançait sur un tapis de primevères, de gueules-de-lion, de caille-lait, de cardères sauvages, de chardons étoilés et d'esparcettes. Il était beau, de poil luisant, étrillé de frais, couvert de rosée odorante et il semblait irréel. Ce n'était plus un âne de la terre, un baudet de village; mais l'âne-type, l'âne pur, l'idée même de l'âne. Jamais je n'avais remarqué la noblesse de son maintien; son pas tranquille; le calme mouvement du col, et l'indulgence que dénotait le port nonchalant de ses oreilles. Ainsi rendu à la liberté naturelle, sans bât, sans pantalons, perdu jusqu'au poitrail dans les grandes jonquilles de montagne, il me parut sortir de quelque fabuleuse contrée. C'était l'âne enchanté, l'âne magique. Il n'avait plus d'âge. Il arrivait du fond de l'histoire des ânes, chargé de toutes les légendes d'ânes qui peuvent courir le monde; mais les dépassant toutes. C'était l'âne du Jour des Palmes, l'âne de la Fête des Rameaux. Il leva la tête et me vit. Jamais je n'oublierai ce regard, le plus grave, le plus raisonnable regard de bête qui se soit levé jusqu'à moi. Plus de résignation, ni de sombre patience, plus de mélancolie venue des profondeurs d'un esclavage millénaire, mais une sorte de dignité animale, de conscience modeste, de bonté sans rancune. Non plus un regard de bête soumise, mais un regard de bête libre, de bête associée. Et, à travers cette grande prunelle glauque, glissaient aussi d'autres puissances. A peine y voyait-on flotter, comme un souvenir, ces molles nappes de prairies, l'esprit de la luzerne, du trèfle et du sainfoin qui enchantent les songes des ânes du commun endormis dans leurs pauvres écuries. Il y passait plus de vives couleurs : les reflets de la sauge à peine éclose, le violet tendre du thym de printemps, le rouge sanglant des racines mordues, et enfin cet or du genêt d'Espagne aux tiges sucrées que chargent impétueusement les jeunes abeilles. L'âne était près de moi. Il me regardait. L'âne Culotte... Comme nous l'avons conté, la compagnie du maigre et long Iannis était peu appréciée par ses camarades. Quand il avait des loisirs, le jeune intellectuel ne prenait pas ombrage de cette situation. Bien au contraire il s'était toujours plu à courir seul dans la campagne, où il se livrait à son passe-temps favori qui était la distraction comme nous l'avons dit. De la même façon qu'il déchiffrait n'importe quel imprimé il s'amusait à lire ce qu'il y avait autour de lui : deux orchidées solitaires, une anémone lointaine, les petits chênes kermès sur les pentes, les bas buissons épineux d'euphorbe, les sauterelles aux ailes bleues ou rouges, le vol des oiseaux migrateurs ou d'un faucon solitaire. Pour lui c'était miracle d'exister en même temps que ce lézard très étrange, et Iannis devenait aussi étrange que le lézard sous le soleil. Il n'avait plus de compte à rendre à personne sinon à prier le ciel de le garder toujours dans son grand étincellement immobile. Toujours qu'est-ce que cela signifie ?
Sans doute il se serait lassé de cet amusement dans la campagne s'il n'avait découvert un lieu auquel il s'attacha avec une profonde amitié. C'était sur le bord de la mer, juste derrière la colline pierreuse qui cache le bourg de Chryssonissi. On parvenait là par un terre-plein semé de floraisons plus riches que partout ailleurs en ce printemps: des sortes de marguerites avec leur large disque orange, des lotiers de Crète jaune d'or, l'astragale rose et pourpre. Cela formait une sorte de chemin qui débouchait entre deux rochers s'ouvrant sur des rocailles presque noires où venaient se briser les vagues. Iannis allait s'asseoir contre l'un des deux rochers et il se trouvait ainsi entre deux régions follement différentes, l'une avec la douceur silencieuse des fleurs, l'autre vouée au fracas du ressac et aux embruns. La grande surprise de Iannis fut de découvrir parmi les rocailles marines trois ou quatre tiges rameuses et toutes raides pourvues de petites corolles d'un violet profond et qui semblaient nées de la mer. En ce lieu ouvert aux vents du large les flots étaient toujours agités. Vers la gauche, un peu plus loin, s'élevait une falaise, qu'on appelait la falaise de l'ange parce que, lors des tempêtes, la vague montait dans un grand habit d'écume et demeurait longtemps suspendue avant de retomber. Iannis ne pouvait se lasser de la sauvagerie de la mer qui s'alliait à la tendresse de la campagne proche. La sauvagerie comme la tendresse lui emplissaient le coeur et il restait là de longues heures. Dehors il faisait jour, éternellement jour.
Mais c'était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien; elle traînait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d'eux, tout de suite commençait un vide immense qui n'était d'aucune couleur, et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable, chimérique. L’œil saisissait à peine ce qui devait être la mer : d'abord cela prenait l'aspect d'une sorte de miroir tremblant qui n'aurait aucune image à refléter; en se prolongeant, cela paraissait devenir une plaine de vapeur - et puis, plus rien; cela n'avait ni horizon ni contours. La fraîcheur humide de l'air était plus intense, plus pénétrante que du vrai froid, et, en respirant, on sentait très fort le goût du sel. Tout était calme et il ne pleuvait plus; en haut, des nuages informes et incolores semblaient contenir cette lumière latente qui ne s'expliquait pas; on voyait clair, en ayant cependant conscience de la nuit, et toutes ces pâleurs des choses n'étaient d'aucune nuance pouvant être nommée. Ces trois hommes qui se tenaient là vivaient depuis leur enfance sur ces mers froides, au milieu de leurs fantasmagories qui sont vagues et troubles comme des visions. Tout cet infini changeant, ils avaient coutume de le voir jouer autour de leur étroite maison de planches, et leurs yeux y étaient habitués autant que ceux des grands oiseaux du large. Horacio Neirs était un homme à la présence définitive. Il donnait l'impression d'une phrase de Flaubert : impossible à améliorer, raffiné, concis, très poli. Il me tendit une main maigre et énergique à travers l'immense table et m'invita, avec des manières exquises, à m'asseoir dans un fauteuil blanc pivotant. (Virgilio escalada le canapé après avoir fermé les portes.) Il eut la délicatesse d'introduire le dialogue : il commença à parler de mes romans; il était au courant de mon accident, mais pas de mon amnésie. Nous passâmes un quart d'heure à fumer et à bavarder. Quand je pensai qu'il était temps d'entrer dans le vif du sujet et que je me disposais à sortir les papiers de ma chemise, Neirs commença une longue présentation de lui-même et de son travail. Il n'était pas si étrange d'être détective et critique littéraire, dit-il. Aujourd'hui, presque tout écrit, et cela provoque -il employa la comparaison de la toile d'araignée- un étonnant tissu de fictions, de thèmes, de personnages, voire de phrases et même de néologismes où la présence d'experts tels que lui était indispensable. Le plagiat, le problème le plus commun de sa clientèle, devenait la recherche d'un rêve. Il était parfois aussi difficile de démontrer que d'admettre l'égalité entre deux lointains souvenirs. Il avait des anecdotes, mais il ne voulait pas perdre de temps à me les raconter. Il me communiqua son enthousiasme pour son travail. Je le soupçonnai d'avoir reçu des leçons d'art oratoire, car ses mains illustraient sans exagérer, avec des gestes justes, les phrases nécessaires. Ses gestes fuyaient la prose et s'en tenaient à la prosodie. Il s'écoula une demi-heure ( la répartition exacte du temps était une de ses qualités), après laquelle, avec une habileté admirable, il s'arrêta et me céda la place. "Et maintenant, monsieur Cabo, dites-moi..." Il m'offrit à nouveau des cigarettes. Elles étaient fines et blanches, une marque anglaise, mais très courtes. Elles me faisaient penser aux guillemets des dialogues.
Tous les soirs on faisait bouillir des pommes de terre dans un chaudron en cuivre suspendu à la chaîne de la cheminée : ensuite, on les pelait et on les écrasait avec un pilon dans ce même chaudron puis on les assaisonnait avec des oignons revenus avec du lard, et pour finir on se les répartissait équitablement. Quand il en restait, on les mangeait au petit-déjeuner. Elles devaient durer jusqu'au printemps, quand les prairies allaient recommencer à produire les Milchkraut : l'herbe des prés. Dans la plupart des familles, le pain de froment était réservé au dimanche.
Il existe encore des pays où les provisions pour l'hiver proviennent du potager, de l'étable et du milieu environnant. Autrement, comment ces populations perdues dans les immenses plaines russes, où les ouvriers, les kolkhoziens, les mineurs, les militaires et les professeurs ne sont plus payés depuis des mois, parviendraient-elles à survivre ? Dans le nord du continent asiatique, de la Corée à la Sibérie, ou dans les villages reculés, au Canada, en Alaska ou en Patagonie, quand les journées sont longues, on travaille pour se préparer à affronter ces longues nuits où la Bible, Homère, Tolstoï, Shakespeare, voire Mozart seront lus à la faible lueur d'une lampe. Les provisions accumulées durant la belle saison, et qui permettent de survivre, sont entreposées dans les celliers creusés dans le sol, dans les greniers, mais aussi sous la neige. En attendant l'hiver, chez nous aussi il vaut la peine de travailler, non pour accumuler de l'argent en banque, mais pour entasser des provisions de bois sec, de farine, de pommes de terre, des conserves de légumes, des confitures, des champignons secs, du confit d'oie, de la viande séchée et fumée, notamment du gibier, du lard recouvert de gros sel dans une auge de pierre, des sardines conservées aussi dans le sel, du fromage, du miel, en un mot tous les produits que nous donne la nature depuis les semailles du printemps jusqu'aux récoltes de l'automne. En ce temps-là, comme on le sait, il n'y avait pas de télévision, rares étaient les gens qui avaient une radio et on lisait davantage. Le dimanche matin, après la messe, même ceux qui habitaient dans des hameaux éloignés allaient à la bibliothèque. Pour vingt lires on pouvait emprunter un livre pendant quinze jours. Les anciens combattants avaient une réduction et payaient demi-tarif. Finalement, quelle importance si les ouvrages qu'ils nous restituaient sentaient la vache et le lait et s'ils s'étaient un peu abîmés ? En attendant, ils étaient lus durant les longues soirées d'hiver, peut-être à voix haute, dans les cuisines faiblement éclairées, ou dans les étables pendant que les vaches vêlaient.
Ces vingt lires par livres, perçues et enregistrées quotidiennement, servaient à payer un modeste loyer à la veuve qui nous louait une pièce au rez-de-chaussée et dont le mari était mort prisonnier en Afrique. Je parvenais même à faire relier chaque mois une dizaine de livres par Costantino, un menuisier, lui aussi rescapé des guerres nationales, et qui le dimanche se transformait en un excellent relieur. J'allais même jusqu'à acheter de nouveaux livres, des romans, des ouvrages de poésie ou des essais historiques que je choisissais sur les catalogues des maisons d'édition en me laissant guider par mon instainct. Ce fut ainsi que mes jeunes compatriotes purent lire Kafka, Faulkner, Babel, Hemingway, Garcia Lorca, Eliot, les poètes russes, Carlo Levi, Pavese, Vittorini, Gramsci...Ces choix personnels provoquèrent une certaine réaction parmi les esprits bien- pensants du village, qui voyaient dans notre petite bibliothèque un lieu de réunions subversives. Mais que de belles discussions durant ces soirées d'hiver ! Quel enthousiasme dans nos discours nourris par des lectures qui nous avaient fait découvrir un monde dont nous ignorions tout jusque-là!
Le souffle coupé Henriette l'aura eu finalement les cinq fois, ne s'y est jamais faite, ni au souffle coupé, ni à ces nouvelles apportées par la poste, sèches et froissées, qui le lui coupaient, ni à la mort des hommes couchée sur le papier que transportaient ces lettres, ni à cette tuerie lointaine qui provoquait ces morts. A cette mort-là elle ne s'est jamais faite, pas comme l'autre, la mort de tous les jours, celle des bêtes et des gens alentour qu'un jour on trouvait raides au beau milieu d'un champ, ou qui finissaient par s'éteindre au mitan de leur lit, sans un mot sans un bruit, ou bien se tordaient dans les convulsions insensées, terribles, inoubliables de ces agonies qui vous ont pris au ventre et ne vous lâchent, essorés et amers, qu'en atteignant la racine de vos cheveux, la racine de vos ongles. La mort naturelle. Les cinq gars du hameau ne sont pas morts de ça, ne sont pas morts comme ça. Ces cinq, et avec eux des milliers d'autres, on les a pris, on les a déposés sur une terre damnée où plus rien ne poussait, puis on les a ouverts à même la terre damnée et on regardé dessus couler le sang de leurs entrailles, former ruisseau le sang de leurs artères, flaques, mares, bientôt étangs le sang de leur jeunesse. Ces hommes-là, qui sont d'ici même s'ils n'ont pas fini dans le lit des femmes d'ici comme Henriette s'était promis que ferait Louis, ces hommes-là ne sont pas morts, ils ont été tués. Ce n'est pas la même chose.
En cinq ans on s'est mis à mourir de plus en plus jeune au hameau. Le premier avait trente-six ans, le deuxième trente et un, le troisième quarante-deux - celui-ci, c'est comme s'il avait fait sa vie - et, quand ses deux grands gars y sont passés aussi, pour clore la ribambelle, vingt-deux et vingt-cinq ans, les yeux sont restés secs. On s'est inquiété pour la mère, restée seule ou presque, anéantie, désormais sans mari, sans beau-frère, sans cousin et sans fils. On ne sait pas comment, elle a vécu jusqu'en 1966, c'est-à-dire plus longtemps veuve qu'épouse, et bien plus longtemps encore sans ses enfants qu'avec, d'une tenue sans pareille, en toute circonstance. Il faut croire qu'elle était au monde, qu'elle y est restée sans se laisser entraîner dans la chute, dans ce qui a coulé, à pic, avec ces cinq ans-là, avec ces cinq hommes-là. Pauvre et exigeant, un monde, le seul possible, et cette femme droite posée dessus et marchant vers sa fin sans la fuir ni l'appeler. Avec la terre à tenir, et les maisons, pour eux pulvérisés quand out restait à faire ici, mêlés aux noms d'Argonne, de Sambre et Meuse, de Somme qui ne résonnent pas mais s'étouffent et vieillissent, inexorablement, faire ce qu'ils auraient fait, ne rien attendre de personne. La mère que nul n'appelait jamais par son prénom, Florine, trop beau, trop gai, léger et fin pour une vie de peine et de silence. Comme si c'était hier, ces souvenirs-là se sont gravés dans les têtes avant de l'être dans le marbre, là-haut devant l'église, face au panorama tranquille qui n'a jamais cillé, lui, en cinq ans de furie. Il y avait des femmes partout, dans tous les hameaux du canton, au village, c'était comme si elles surgissaient du regard aveugle qu'on avait jusqu'alors posé sur elles, elles faisaient tout ce qu'elles n'avaient jamais fait, et elles le faisaient bien. La mère d'Henriette, par exemple, soixante ans passés, était devenue factrice, elle sillonnait les routes de la commune et se hissait à bicyclette tous les jours au sommet des collines, faut voir comment ça monte. A sa tête au début de la tournée les gens savaient s'il y en avait une à distribuer ou pas. Ce matin-là, celui qui reste comme si c'était hier, assurément il y en avait une, elle était pour la mère au hameau, mais ça ne s'est su qu'après, en écoutant aux portes pour ramasser ces bribes que les femmes esseulées laissaient choir à leurs pieds sans se douter que les gamins s'en repaîtraient, parfois même en gloussant sous cape tant tout cela était informe et insolite, proprement insensé, tant tout cela faisait battre le coeur des adultes brisés, couler leurs larmes et refermer leurs visages. Les mômes sentaient bien la gravité planer, que le malheur était entré chez eux qui n'était pourtant pas bien riches, mais sans trop savoir par quelle porte ou quelle fenêtre, moins encore ce qu'il fallait en faire, où le mettre et comment s'en servir. Alors ils jouaient avec, en cachette des adultes, et les taillis, les ravins et les prés étaient champs de bataille, tranchées, embuscades, ruines fumantes et mitraille. Pas un jour sans que l'un d'eux ne meure, ignorant. Dieu merci, le bouillonnement assourdi du sang filant par les artères ouvertes, parfois béantes, et aussitôt absorbé par la terre gorgée de ferraille et labourée d'ossements.
L’imprimerie s’ouvrait donc aux montagnes. Et le vent que les pentes accéléraient s’engouffrait parfois par la porte toujours ouverte de cet ancien grenier à grain rebaptisé de cet énigmatique nom d’Orient : La Grange- Sarrasine. Le vent rôdait là comme un animal trop familier pour qu’on y prête attention, ou comme nous les mômes, toujours dans leurs pattes, pas plus hauts que la table, yeux à hauteur des bielles grasses et de la courroie de la presse F. L., guettant les silhouettes affairées aux tiroirs de casses pour tripoter quelque chose à la moindre seconde d’inattention : on était aussitôt trahis par nos bras, qu’on devait lever plus haut que notre tête pour attraper quoi que ce soit. Le vent, lui, se faisait oublier, ou apprivoiser en séchant un peu le coton des chemises suantes, puis enflait d’un coup, tournaillait presque en aboyant et soulevait les pages fraîches en les mêlant, renversait les rangs de caractères pas ficelés sur les galées et repartait sans demander son reste en claquant la porte avec un bruit osseux de fracture. On découvrait un peu plus tard qu’il avait aussi saupoudré comme des épices sur l’encre encore humide, un peu de poussière de foin, du pollen, des insectes infimes. C’était le moment de s’éclipser. Et d’en bas, dans la cuisine, en grignotant du chocolat qui avait pompé toute la vapeur des poireaux pour la soupe, on les écoutait gueuler à l’étage, marcher très fort sur le plancher vermoulu, froisser du papier, taper des choses en fer.
D’un noir de fonte de fourneau, la presse F. L. avait été motorisée : c’était tout un bricolage précaire, un engrenage de mécanismes disparates empruntés souvent à des engins de la ferme. Le moteur râblé ressemblait à celui d’une tronçonneuse. Et la courroie d’entraînement qui embringuait la grosse roue de la bécane était de toute façon celle de la scie circulaire : un large ruban de cuir blond, de la même consistance granuleuse que la croûte de gruyère. Les livres naissaient donc très lentement. Lettre à lettre, et à l’envers. Sur du papier que l’huissier quand il venait, le cou étranglé dans sa cravate, avec ses chaussures qu’on entendait de loin parce qu’elles faisaient du bruit sur le gravier, ne pouvait plus remporter parce qu’il était déjà imprimé. Dans l’imprimerie, ils étaient toujours coupables de travailler avec du papier pas encore payé. Du papier dont le nom était l’anagramme de celui de ma mère (Arjomari). Le représentant venait souvent : j’arrivai presque toujours à lui soudoyer ces carnets d’échantillons où étaient brochés des feuillets aux formats dégradés. Le désir d’écrire est né de ces faux livres aux pages échancrées numérotées de codes bizarroïdes : il y avait quelque chose de provoquant dans ces livres aux pages inégales dont on ne cessait de me répéter qu’ils n’étaient pas faits pour qu’on y écrive quoi que ce soit. Dans ces cahiers qui ne renvoyaient, par leur forme, leur guingois, à aucun attirail de scolarité, combien d’heures, d’années, suis-je resté prostré sans rien tracer, à seulement pincer puis reposer puis reprendre un crayon perdu dans les fleurs de la toile cirée ? Le désir d’écrire : cet état suspendu entre lucidité et indifférence, entre la peur et la joie, l’audace et la culpabilité, ce corps penché vers l’improbabilité d’une chance qui s’annonce déjà, avec la précision aveuglante, la fugitivité, la persistance rétinienne de la foudre, comme une phrase mentale incopiable. On ne voyait décidément rien du tout dans l’imprimerie : la seule fenêtre était taillée dans le mur du nord, poussiéreuse, rafistolée avec force carton d’emballage ou aux chutes de « chiffon », sinon des feuilles de passe maculées, et dans laquelle s’engonçait encore le tuyau d’un poêle asthmatique. Elle ne donnait que sur un lacis de jungle inextricable : noisetiers anarchiques, orties de la taille d’un homme, cerisiers à griottes, ronces, lierre opiniâtre – une lumière lasse ne dardait plus à travers ce dédale qu’une clarté seulement fluorescente, de chlorophylle vue à la loupe, d’un vert instable et enflant ravaudé encore la moitié de l’année par la fumée du poêle qui coulait là-dedans avant de remonter très paresseusement. Il fallait donc sans cesse ouvrir la grande porte aux montagnes : pour vérifier au jour le premier passage d’une couleur, relire une épreuve, vérifier par transparence les repères des pages, surprendre les macules les plus infimes. Ils imprimaient souvent la nuit, pendant qu’au même étage tout le monde avait du mal à s’endormir à cause du bruit de très grosse horloge de la presse F. L., des éclats de voix rigolards, du papier taqué et même du petit bruit du plomb transvasé dans le composteur d’une main qui assez souvent, après le repas très arrosé du soir, sucrait les fraises. On se réveillait au matin avec parfois, sur le croisillon du palier d’étage, l’odeur presque de boulangerie qui était celle caractéristique, parce que plus entêtante que les autres matins, d’un livre entier imprimé durant la nuit – le parfum du plomb fatigué et de l’encre fraîche se mêlait à celui toujours prégnant du blé qui autrefois emplissait cet ancien grenier à grain, et à celui ( très sucré et fleuri comme je le retrouverai bien plus tard au fond des catacombes à Denfert-Rochereau photographiées par ce Nadar dont la grand-mère plusieurs fois nous raconta qu’elle lui était étroitement cousinée du côté de sa mère) des fruits qui séchaient dans la Chambre au Garde et du vin dans les tonneaux éléphantesques de la cave juste en dessous du plancher très mince. Là, parmi les casses, les marbres et les galées, avec ces outils incongrus qui ne ressemblaient à aucun autre, quelque chose pouvait être inventé qui défiait le temps, provoquait la conscience et la culpabilité de la durée – quelque chose né de rien, profondément inutile et destiné à des inconnus. En Afrique, l'impudeur des corps était magnifique. Elle donnait du champ, de la profondeur, elle multipliait les sensations, elle tendait un réseau humain autour de moi. Elle s'harmonisait avec le pays ibo, avec le tracé de la rivière Aiya, avec les cases du village, leurs toits couleur fauve, leurs murs couleur terre. Elle brillait dans ces noms qui entraient en moi et qui signifiaient beaucoup plus que des noms de lieux : Ogoja, Abakaliki, Enugu, Obudu, Baterik, Ogrude, Obubra. Elle imprégnait la muraille de la forêt pluvieuse qui nous enserrait de toutes parts.
Quand on est enfant, on n'use pas de mots ( et les mots ne sont pas usés). Je suis en ce temps-là très loin des adjectifs, des substantifs. Je ne peux pas dire ni même penser : admirable, immense, puissance. Mais je suis capable de le ressentir. A quel point les arbres aux troncs rectilignes s'élancent vers la voûte nocturne fermée au-dessus de moi, enfermant comme un tunnel la brèche sanglante de route de latérite qui va d'Ogoja vers Obudu, à quel point dans les clairières des villages je ressens les corps nus, brillants de sueur, les silhouettes larges des femmes, les enfants accrochés à leur hanche, tout cela qui forme un ensemble cohérent, dénué de mensonge. On imagine assez facilement qu'une histoire déjà assez romanesque par elle-même ne perdrait rien à être contée. Pour commencer, la qualité d'Anglais a engendré de tout temps un préjugé favorable chez les Allemands, mais plus encore depuis les guerres mémorables qui, sans les Britanniques, se seraient terminées par le chaos. De surcroît il s'agissait d'un Anglais de la haute noblesse, d'un militaire couvert de décorations, ayant servi dans l'arme la plus brillante, d'un homme jeune encore, et pourtant vétéran plein d'expérience, sorti vivant de la bataille la plus acharnée livrée sur cette planète depuis Pharsale, rayonnant de la faveur qu'il avait obtenue auprès des princesses impériales. Enfin il était (aux yeux des femmes) un Antinoüs d'une beauté incomparable, une véritable statue grecque à laquelle un Pygmalion moderne aurait insufflé la vie. Ne voyait-on pas s'amasser sur sa tête, celle d'un seul homme, une quantité inconcevable de qualités et de dons dépassant de loin la perfection vulgaire, car il était riche au-delà des rêves les plus romantiques et des traditions ordinaires des contes de fées ? L'impression faite sur notre stagnante société était sans précédent. Les langues se dénouaient pour discuter du matin au soir de ce jeune Britannique, celles des femmes pour s'extasier sur une tournure si charmante.
Dès son arrivée chez moi, le jeune homme me rappela une vérité que j'avais déjà observée quelques années auparavant. Selon une opinion répandue, il est dangereux de nourrir des espoirs trop ambitieux. Cette maxime appliquée à la lettre appelle à quelque réserve : elle n'est vérifiée que dans la mesure où l'objet de notre attente est de médiocre valeur. En revanche, s'il se place au-dessus des valeurs habituelles, il peut nous apporter d'immenses satisfactions, à l'inverse du vulgum pecus qui, avec son esprit terre-à-terre n'en croit pas ses yeux s'il est confronté à la réalisation d'expectatives exceptionnelles. En l'occurrence, bien qu'avisé des qualités remarquables de M. Wyndham, je n'ai éprouvé aucune déception lors de ma première rencontre avec lui. Néanmoins je désirais être attentif à tout ce qui prévenait en faveur de son physique : en fait il surpassait en beauté, en noblesse tout ce que j'avais jamais vu au point que les mots ne peuvent rendre l'impression qu'il m'a faite. Ces pensées traversèrent mon esprit avec la rapidité de l'éclair quand au premier coup d’œil je vis, comme sortant des nuages, la beauté et la force virile surgir devant moi. La puissance, comme sa contemplation, a le don d'exercer sur-le-champ un effet apaisant sur nos conflits intérieurs. Je repris mon calme; je regardai le nouveau venu posément; nous nous inclinâmes. Au moment où il relevait la tête, je suivis son regard, un regard propre à éclairer des traits aussi nobles : Alliant l'éclat de l'étoile A celui d'un ciel estival, regard que la Nature avait choisi pour être l'expression de la bienveillance et de la sérénité. Je fus surpris cependant et rempli plutôt de consternation que de tristesse, en observant dans ces yeux une lueur de chagrin intense comme il ne sied guère à un jeune homme et relevant plutôt d'une douleur humaine, douleur qui aurait convenu à un prophète juif, ayant chargé sur ses épaules tous les malheurs du monde.
La Bretagne est un pays très rocheux en sa bordure de mer, mais elle s’épanouit en larges plaines, en vallées resserrées et en riantes collines du côté qui l’unit à la France. C’est un pays foisonnant de chemins car en effet, outre la gent naturelle du monde d’en-dessus, de vigilants voyageurs y circulent sans encombre : ce sont les gens des allées enfouies, des trépassés vespéraux, des fantômes, des troupes à cheval, des âmes en peine, défunts êtres pour la plupart, auxquels une bulle d’excommunication refuse le repos. Ils sont battus par les vents et les nuits au long des chemins sans nombre, jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’eux qu’un souffle froid. L’image dernière que l’on garde de la Bretagne c’est celle d’une vieille allumant la chandelle aux lampes de fer d’un calvaire de pierre, dans un faubourg d’une ville fortifiée, à la tombée du soir. Il bruine un peu. Un vent sifflant se lève qui éteint les faibles lueurs. La vieille se signe et dit un Notre-Père pour l’âme de feu Monsieur le vicomte de Kloëmel qui vient de passer à cheval. En Bretagne les vivants savent reconnaître si les souffles de l’air sont ou non ceux des morts, et ils tirent leur chapeau à une brise de mai parce qu’ils devinent qu’il s’agit de la belle Anne de Combourg qui passe en souriant parmi les rameaux verts des bouleaux. Il est des jeunes gens qui s’énamourent d’un souffle. Derrière les remparts des villes fortes, dans les vieux manoirs, dans les châteaux aux murs crénelés, à Rennes ou à Dinan, à Combourg ou à Caradeuc, les bruyants Celtes devisent autour d’un feu allumé il y a deux mille ans, de la guerre en mer, des batailles de Hanovre, des litiges de famille, des amoureux d’autrefois. Et les flammes qui brûlent le chêne viril, le témoin, ne peuvent rien contre ces mémoires transitoires liées par des fils dont nul ne sait de quelle pelote ils sortent, ni quelle est la main qui les tisse. Par les chemins de Bretagne la danse macabre avance poussant les vents et la plus humble fleur qui s’ouvre en avril sur le bord du chemin ignore si elle va être accrochée à la chevelure d’une fille ou écrasée par le pied d’un squelette qui bondit à la tête de la troupe, conduisant cette figure de danse qu’on appelle l’embrasse et qui est un moment d’amour dans la gaillarde.
Où était-il, rien de tout cela n'était vrai, songea-t-il, et tout l'était à condition qu'il fît sienne l'assertion que rien, nulle part, n'est à sa place mais que nous devons faire tout comme, en réalité. Condamnés à hanter les contours d'un être qui fuit quand on veut le saisir et nous colle à la peau quand on veut s'en débarrasser, pensa-t-il à nouveau perché sur elle et l'écoutant respirer. Elle dormait la bouche entrouverte, le regard renversé. Lointaine, nulle part. Autour de sa tête sa chevelure se déployait comme une torche qui consumait l'espace, ne la consumait pas. Pas encore, songea-t-il. La regarder c'était comme fermer les yeux à l'entrée d'un long couloir rempli d'un ronronnement de flammes glacées. Quelque chose de mort et noir, avec des reflets roux. Quelque chose aussi qui ondule et se désagrège en tassant contre les paupières un peu de cendres et de boue.
Fuir, toujours fuir. Partir, quitter ce lieu, ce temps, cette peau, cette pensée. M'extraire du monde, abandonner mes propriétés, rejeter mes mots et mes idées, et m'en aller. Quitter, pour quoi, pour qui ? Trouver un autre monde, habiter une autre ville, connaître d'autres femmes, d'autres hommes, vivre sous un autre ciel ? Non, pas cela, je ne veux pas mentir. Les chaînes sont partout. La ville, la foule, les visages connus sont partout. Ce n'est pas cela qu'il faut quitter. Un déplacement géographique, un petit glissement vers la droite, ou vers la gauche, à quoi bon ? fuir, c'est à dire trahir ce qui vous a été donné, vomir ce qu'on a avalé au cours des siècles. Fuir : fuir la fuite même, nier jusqu'à l'ultime plaisir de la négation. Entrer en soi, se dissoudre, s'évaporer sous le feu de la conscience, se résoudre en cendres, vivement, sans répit.
D'abord, pulvériser son nom, son masque. Ôter la carapace de carton et de plâtre, se démaquiller. Les os sont à peine voilés, sous la fine pellicule dermique. Un raclement, le froissement de tôles d'une voiture, par exemple : l'enveloppe fragile éclate, et ce qui était contenu à l'intérieur coule, coule, emplit l'espace interdit.Voici la vérité. Non pas ce qui est vrai, non pas ce qui assemble des formes pour la gloire d'un nouveau nom, mais ce qui écarte douloureusement les deux rideaux gris du théâtre. Derrière eux, la scène magique, derrière eux, et personne ne le savait, la scène de passion et de lumière. Elle resplendit, salle immense, tapissée de miroirs infinis. Salle où l'on n'entre pas. Cathédrale de verre et d'acier, sorte de navire géant qui vibre et s'enfonce dans la masse de l'eau. C'est ici. Ce lieu, je ne le toucherai pas. Je ne veux pas le toucher. Je veux le voir, simplement, comme d'un regard porté en arrière, car ce regard est le seul lieu entre ma fuite et la réalité. A des milliers de kilomètres-heure, je m'éloigne de ce lieu inconnu. Je suis lancé telle une torpille vers un autre but aimanté qui bientôt me détruira. Et le spectacle de lumière de vie ne cesse pas de s'éloigner de moi, sans recours, vite, vite. Il recule, il disparaît dans le gouffre noir, puits de haine, entonnoir, il diminue, il s'en va, il me quitte, il n'existe plus. Est-ce moi qui fuis ? Ou bien est-ce le monde qui se décompose sous mes pas, espèce de sable gluant qui referme sa bouche sur mes empreintes ? Terre, je te fuis, c'est pour mieux te connaître. Penché vers toi, plaque aux gerçures sèches, quand le soleil est exactement à la verticale. Ici, là, des vallonnements, des failles, des gorges, des falaises escarpées. Çà, là, un arbre, une fougère, une herbe aux feuilles poussiéreuses. Et un caillou éclaté, un seul caillou éclaté qui dresse sa pointe vers le haut. Des signes, peut-être, des écritures, des calligrammes anciens gravés sur la croûte dure. Des rides, des pattes d'oie très finement marquées, des fêlures aussi, qui ont couru sur la fragile surface de verre. Des trous profonds que le vents a bouchés, mais dont le canal doit s'enfoncer loin à l'intérieur de la terre, jusqu'au centre bouillant peut-être. Tous les mots sont donc possibles, tous les noms. Ils pleuvent, ils s’effondrent en avalanche poudreuse, tous les mots. Issus de la bouche du volcan, ils jaillissent vers le ciel et retombent. Dans l’air vibrant, pareil à de la gélatine, les sons tracent leurs routes de bulles. Est-ce que vous pouvez imaginer cela ? La nuit noire où filent les fusées d’artifice, et puis les plaques de boue explosive, les visages de femmes, les yeux, les désirs qui coupent la chair comme de douces lames de rasoir. Bruit, bruit partout ! Où aller ? Où plonger, dans quel vide, où enfouir sa tête entre les oreillers de pierre ? Qu’écrire sur la feuille de papier blanc, noire déjà de toutes les écritures possibles ? Choisir, pourquoi choisir ? Laisser tous les bruits courir, laisser les mouvements rouler leurs trains fous vers des destinations inconnues. Lieux innombrables, secondes démesurées, noms qui n’en finissent plus :
hommes ! méduses ! eucalyptus ! femmes aux yeux verts ! chats du Bengale ! pylônes ! villes ! sources ! herbes vertes, herbes jaunes ! Est-ce que cela veut dire quelque chose, vraiment ? J’ajoute mes mots, j’augmente de quelques murmures l’immense brouhaha Je noircis encore quelques lignes, là, pour rien, pour détruire, pour dire que je suis vivant, pour tracer encore de nouveaux points et de nouveaux traits sur la vieille surface spoliée Je jette mes chiffres inutiles, je comble les trous insatiables, les puits sans mémoire. J’ajoute encore quelques nœuds à l‘enchevêtrement, quelques excréments au tuyau du grand égout. Là où il y avait un espace blanc, où on voyait le vide pur, vite, j’écris, terreur, ankylose, chien enragé. Ce sont des yeux que je crève, des yeux clairs et innocents que j’ensanglante soudain de mon poinçon. Bruit, bruit, je te hais, mais je suis avec toi. Pris dans le silo, grain qui se fêle et laisse descendre sa poudre au milieu de la mer immobile des autres grains. Lettres qui recouvrent tout ! Rires, cris, gémissements, qui recouvrent tout ! Couleurs aux chapes de plomb ! Matière au corps de caillou ! Tombe vivante, poids qui s’écroule sur chacun de nous, et c’est moi qui pèse, qui m’appuie sur la tête et l’enfonce dans la terre. J’ai tout à dire, tout à dire ! J’entends, je répète ! Écho de l’écho, couloir de ma gorge où trébuchent les mots, couloirs de l’air, corridors sans fin du monde. Les fausses portes claquent, les fenêtres s’ouvrent sur d’autres fenêtres. Adieu, je voudrais dire. Adieu. Je parle aux vivants, je parle aux millions d’yeux, d’oreilles et de bouches cachés derrière les murs. Ils guettent. Ils vont et viennent, ils restent, ils ne font que dormir. Mais ils sont là. Nul ne peut les oublier. Le monde a mis ses tatouages de guerre, il s’est peint le corps et la face, et maintenant, le voici, muscles bandés, mains armées, yeux brûlant de la fièvre de vaincre. Qui va lancer la première flèche ? Comment échapper au roman ? Comment échapper au langage ? Comment échapper, ne fût-ce qu’une fois, ne fût-ce qu’au mot COUTEAU ? C’était drôle, mais c’était terrible aussi, parce qu’il n’y avait pas de fin possible. Celui qui marche dans l’illumination permanente du soleil, sans craindre de tomber un jour, quand les durs rayons sont entrés par les fenêtres des yeux jusqu’à la chambre secrète du crâne. Celui qui habite une cité d’invincible blancheur. Celui qui voit, qui comprend, qui pense la lumière, celui qui écoute la lumière aux bruits de pluie sans fin. Celui qui cherche, comme au fond d’un miroir brumeux, le point fixe d’un visage incandescent, le visage, son visage. Celui qui n’est qu’un œil. Celui dont la vie est attachée au soleil, dont l’âme est esclave de l’astre, dont les désirs sont tous en marche vers ce désir unique, gouffre de fusion, où tout s’anéantit en créant son imperceptible goutte de sueur, sueur de granit fondu qui brille sur le front et pèse si lourd. Celui qui… Hogan marchait dans la rue éblouissante, dans le tourbillon de lumière claire. Il avait déjà oublié ce qu’étaient les couleurs. Depuis le commencement des temps, le monde avait été ainsi : blanc, BLANC. La seule chose qui restait, dans toute cette neige, dans tout ce sel, c’était cette ombre ramassée à ses pieds, tache noire en forme de feuille qui glissait silencieusement.
Hogan fit un pas à droite ; l’ombre glissa à droite. Il fit un pas à gauche ; l’ombre glissa à gauche. Il accéléra sa marche, puis la ralentit ; l’ombre suivit. Il sauta, trébucha, agita les deux bras ; l’ombre fit tout cela. C’était la seule forme encore visible, dans toute cette lumière, la seule créature encore vivante, peut-être. Toute l’intelligence avait coulé dans cette tache, toute la pensée, toute la force. Lui, était devenu transparent, léger, facile à perdre. Mais l’ombre, elle, avait tout le poids, toute l’indéfectible présence. C’était elle qui entraînait maintenant, guidant les pas de l’homme, c’était elle qui retenait sur terre et empêchait le corps de se volatiliser dans l’espace. A un moment, Hogan s’arrêta dans sa marche. Il s’immobilisa sur le trottoir, dans la rue illuminée. Le soleil était très haut dans le ciel, brûlant avec violence. Hogan regarda par terre, et il se plongea dans son ombre dense. Il entra dans le puits ainsi ouvert, comme s’il fermait les yeux, comme si la nuit tombait. Il descendit dans la tache noire, s’imprégna de sa forme et de sa puissance. Il chercha au ras du sol à boire cette ombre, à se gonfler de cette vie étrangère. Mais elle s’échappait toujours, sans gouttes coulaient sur sa nuque, sur son dos, ses reins, ses jambes, Hogan essaya de fuir la lumière. Il fallait crever ces étoiles les unes après les autres. La lumière qui tombait du ciel s’éparpillait en millions de gouttelettes de mercure. Il fallait balayer cette poussière au fur et à mesure, et il y en avait toujours davantage. Les silhouettes des femmes et des hommes, lourds colliers, pendentifs d’or, boucles de verroterie, lustres de cristal, glissaient autour de lui. Hogan avait à briser ces pacotilles, de toutes ses forces, à chaque seconde. Mais on ne les exterminait jamais. Les yeux luisaient au fond des orbites, blancs, féroces. Les dents. Les ongles. Les robes aux tissus lamés. Les bagues. Les murs des maisons pesaient de tout leur poids de leurs falaises de craie, les toits étincelaient, plats à perdre de vue. La rue, la seule rue, toujours recommencée, traçait sa ligne phosphorescente jusqu’à l’horizon. Les platanes agitaient leurs feuilles pareilles à des séries de flammes, et les vitres étaient hermétiques comme des miroirs, à la fois glaciales et bouillonnantes. L’air arrivait en éboulements poudreux, déferlant, dérapant, étendant ses ramures de grains vivants. On était dans le dur, le minéral. Il n’y avait plus d’eau, plus de nuages, plus de ciel bleu. Il n’y avait que cette surface réfractaire, où les lignes se brisaient, où l’électricité courait sans cesse. Les bruits eux-mêmes étaient devenus lumineux. Ils dessinaient leurs arabesques brutales, leurs spires, leurs rondes, leurs ellipses. Ils traversaient l’air en traçant des cicatrices blanchâtres, ils écrivaient des signes en zigzags, des lettres incompréhensibles. Un autocar d’acier faisait mugir son klaxon, et c’était un large sillon de lumière qui progressait comme une faille. Une femme criait, la bouche ouverte sur ses rangées de dents émaillées : « Ohé ! » et aussitôt, on voyait une large étoile gribouillée dans le ciment du trottoir. Un chien aboyait, et son appel passait rapidement le long des murs telle une rafale de balles traçantes. Du fond d’un magasin aux éclats de néon et de matière plastique, un appareil électrique hurlait une musique barbare, et c’étaient les éclairs de feu de la batterie, le gaz brûlant de l’orgue, les barres verticales de la contrebasse, les barres horizontales de la guitare, avec, de temps en temps, l’extraordinaire désordre des particules aimantées lorsque la voix humaine se mettait à crier ses paroles. Tout était dessin, écriture, signe. Les odeurs faisaient leurs signaux lumineux, du haut de leurs tours, ou bien enfouies à l’intérieur de leurs grottes secrètes. Hogan frôlait le sol de sa semelle de caoutchouc, et aussitôt les tourbillons élargissaient leurs cercles flottants. Il allumait une cigarette avec la flamme blanche d’un briquet, et il y avait un moment, en haut de sa main, cette espèce de volcan jetant vers le ciel sa trombe de feu et de scories. Chaque mouvement qu’il faisait était devenu dangereux, car il déclenchait immédiatement une suite de phénomènes et de catastrophes. Il marchait le long du mur, et le béton crépitait d’étincelles sur son passage. Il portait la main droite à sa figure, et, sur des milliers de panneaux vitrés disposés dans l’air, on voyait une sorte d’ S éblouissant étendre ses courbes. Il regardait le visage d’une jeune femme, et, hors des yeux à la clarté insoutenable surgissaient deux pinceaux aigus qui le frappaient comme des lames. Il rejetait l’air de ses poumons par ses narines, simple souffle qui se mettait alors à brûler avec des volutes pâles. Plus rie ‘était possible. Plus rien ne se faisait, puis s’oubliait. Il y avait partout cette gigantesque feuille de papier blanc, ou ce champ de neige, sur lesquels se déposaient les traces de la peur. Tout avait sa patte, son empreinte aux doigts crochus, ses sabots. Des rides, des marques, des taches, des plaies blanches aux lèvres qui ne se fermaient pas. On en pouvait même plus penser. De temps en temps, il écrivait à Mona des lettres brèves, un peu puériles. Ce côté de plante au soleil qu'elle avait si évidemment, cette manière de pousser si droit, si dru dans le fil de vie le déplissaient à son tour malgré lui: à sa lumière, il n'avait pas plus de pudeur de ses replis secrets qu'un arbre au soleil de ses branches. Il n'y avait que cette sensation bizarre de chute libre, cette nausée flottante qui devenait son vice, dont il ne lui parlait jamais, dont elle était exclue, et qui était peut-être l'essentiel. C'était ce qu'il appelait, quand reprenait ce léger vertige, "descendre dans le blockhaus". Mais pour le reste, de seulement sentir combien l'idée de la censure militaire décachetant par hasard ses lettres le paralysait, il comprenait mieux qu'avec elle il vivait nu.
La veille de son départ, il fit à son sujet un rêve voluptueux d'une espèce singulière. Il était pendu, à une potence ou à une branche élevée, en tous cas à une grande hauteur - il faisait soleil- et cette posture, au moins inconfortable, ne semblait pas entraîner d'inconvénient immédiat, puisqu'il considérait avec un particulier plaisir le paysage illuminé et les têtes des arbres qui s'arrondissaient très loin au-dessous de lui - si court que ses pieds nus par moments effleuraient presque les cheveux blonds - Mona était pendue elle-même par le cou à une corde mince qui lui serrait les chevilles. Le vent les balançait tous deux très lentement dans l'air frais et agréable, et par la corde qui étranglait Mona, surtout quand elle était secouée de légères convulsions qui lui soulevaient les épaules, il lui venait, à ses chevilles serrées et aussi au cou où la corde le serrait à mesure, une communication si exquise de son poids vivant et nu qui retirait, qui le traversait et qui le comblait, qu'il éprouvait une volupté jamais ressentie et que l'exercice périlleux s'acheva dans l'indécence finale qu'on attribue aux pendus. Toute la matinée qui suivit cette trouvaille bizarre du rêve le laissa flotter dans une espèce de chaleur épuisante, dévorée. Et c'était quand même, se disait-il, un étrange, un poignant rêve d'amour, d'une intimité vraiment bouleversante. Le silence, et la hauteur, la rumeur de mer, étaient ceux des sommets déjà pierreux où le vent commence à écrêter les arbres, ou encore des falaises très élevées d'où l’œil plonge sur le coeur d'une ville. Rien dans cette guerre ne ressemblait aux autres; c'était une dégénérescence molle, un crépuscule mourant, indéfiniment prolongé, de la paix, si prolongé qu'on pouvait rêver malgré soi, après cette étrange demi-saison, cette plongée dans la lumière de nuits blanches, d'un jour neuf se soudant à l'autre sans solution de continuité. Peut-être le pays allait-il pour de longues années transplanter, sécréter à ses frontières un peuplement de luxe, une caste militaire paresseuse et violente, s'en remettant de son pain quotidien aux civils, et finalement l'exigeant, comme les nomades armés du désert lèvent le tribut sur les bordures cultivées. Des espèces de rôdeurs des confins, de flâneurs de l'apocalypse, vivant libres de soucis matériels au bord de leur gouffre apprivoisé, familiers seulement des signes et des présages, n'ayant plus commerce qu'avec quelques grandes incertitudes nuageuses et catastrophiques, comme dans ces tours de guet anciennes, qu'on voit au bord de la mer. Et après tout, se disait-il, devenu de plus en plus rêveur, ce serait aussi une manière de vivre.
Ce que moi je dis, c'est qu'il faut lire des livres. Le pasteur sait que je dis la vérité. Lisez des livres écrits par des hommes noirs. Par des femmes noires. Mais n'en restez pas là. C’est ça mon véritable apport ce soir. Lorsqu'on lit, on ne perd jamais véritablement son temps. Moi, en prison, je lisais. C'est là-bas que je me suis mis à lire. Beaucoup. Je dévorais des livres comme si c'étaient des côtelettes de porc piquantes. Dans les prisons, la lumière s’éteint très tôt. On se met au lit et on écoute les bruits. Des pas. Des cris. Comme si la prison, au lieu d'être en Californie, se trouvait à l'intérieur de la planète Mercure, qui est la planète la plus proche du soleil. Vous ressentez du froid et de la chaleur en même temps et c'est là le signe le plus clair que vous vous sentez seul ou que vous êtes malade. On essaie, bien sûr, de penser à d'autres choses, à de jolies choses, mais on ne le peut pas toujours. Parfois, un surveillant installé dans la guérite allume une lampe et un rayon de lumière de cette lampe frôle les barreaux de votre cellule. Ça m'est arrivé une infinité de fois. La lumière d'une lampe mal placée ou les fluorescences de la galerie supérieure ou de la galerie voisine. Alors je prenais mon livre et je me mettais à lire. Avec difficulté, parce qu e les mots et les paragraphes semblaient pris de démence ou saisis de crainte à cause de cette atmosphère mercurielle et souterraine. Mais ça ne faisait rien, je lisais et lisais, parfois à une vitesse déconcertante même pour moi, parfois avec une grande lenteur, comme si chaque phrases ou chaque mot était un délice pour tout mon corps, pas seulement pour mon cerveau. Et je pouvais rester comme ça pendant des heures, en me fichant du sommeil ou du fait incontestable que j'étais prisonnier pour m'être soucié de mes frères, dont la majeure partie se foutait complètement que je crève ou pas. Je savais que je faisais quelque chose d'utile. Quelque chose d'utile, qu'on le regarde d'une façon ou d'une autre. Lire, c'est comme prier, parler avec un ami, exposer vos idées, écouter les idées des autres, écouter de la musique (oui, oui), contempler un paysage, sortir se promener sur la plage. Et vous, qui êtes si aimables, vous demander maintenant: qu'est-ce que tu lisais, Barry ? Je lisais tout. Mais surtout je me souviens d'un livre que j'ai lu au cours de l'une des périodes les plus désespérées de ma vie et qui m'a rendu la sérénité. Quel livre c'est ? Eh bien, c'est un livre qui s'appelle Compendiulm abrégé de l’œuvre de Voltaire, et je vous assure qu'il est très utile ou du moins qu'il a été pour moi d'une grande utilité.
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