Ainsi, nous naissons déjà blessés. (...) Débiteurs insolvables de créances non identifiées, nous ravivons d'anciens contentieux par notre naissance même. Si ce legs qui nous est confié - constitué de bric et de broc du naufrage de nos ancêtres, de souffrances que rien n'a soulagées, de drames restés sans réparation - ne se refuse pas, c'est pour la bonne raison que cet héritage est indécelable et que nous ne soupçonnons même pas que nous en sommes devenus, par fait de naissance, les légataires universels. Très tôt j'ai été alertée par tout cet apport étranger qui formait mon viatique. Découvrir dans mes bagages des peurs, des comportements, des états d'âme qui ne paraissent pas m'appartenir et dont on m'avait pour ainsi dire subrepticement chargée me fit songer beaucoup plus tard à ces mises en garde qu'on lit dans les aéroports : n'acceptez pas de prendre en charge paquet ou bagage qui ne vous appartiennent pas. Le problème néanmoins se montrait ici beaucoup plus complexe: ces receleurs qui font de nous leurs receleurs ne sont pas des étrangers qu'on peut repousser: ils sont nos aïeux à l'intérieur de nous, notre chair et la moelle de nos os. Passagers clandestins de nos vies comme d'autres ont été les passagers clandestins des leurs, ils viennent tenter une chance encore de délivrance à travers nous. Mais que d'imbroglios tragiques ! Le malheur veut que nous ne puissions vérifier la réalité physique de ces blessures que lorsqu'un malheureux qui n'y peut rien - par maladresse ( ou par prescience ? ) - vient y mettre le doigt. Cette personne, qui devient alors notre destin, notre tourment, aurait aussi bien pu se révéler l'artisan de notre guérison. Mais de cette chance, hélas, peu se saisissent, dans l'illusion où nous sommes le plus souvent que c'est cette personne- là précisément qui cause notre blessure. |