mur coupe-feu. Autour de moi, c’était le néant, j’y étais tout entier plongé. On m’avait pris ma montre, afin que je ne mesure plus le temps, mon crayon, afin que je ne puisse plus écrire, mon couteau, afin que je ne m’ouvre pas les veines; on me refusa même la légère griserie d’une cigarette. Je ne voyais jamais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m’adresser la parole et de ne répondre à aucune question. Je n’entendais jamais une voix humaine. Jour et nuit, les yeux, les oreilles, tous les sens ne trouvaient pas le moindre aliment, on restait seul, désespérément seul en face de soi-même, avec son corps et quatre ou cinq objets muets: la table, le lit, la fenêtre, la cuvette. On vivait comme le plongeur sous sa cloche de verre, dans ce noir océan de silence, mais un plongeur qui pressent déjà que la corde qui le reliait au monde s’est rompue et qu’on ne le remontera jamais de ces profondeurs muettes. On n’avait rien à faire, rien à entendre, rien à voir, autour de soi régnait le néant vertigineux, un vide sans dimensions dans l’espace et dans le temps. On allait et venait dans sa chambre, avec des pensées qui vous trottaient et vous venaient dans la tête, sans trêve, suivant le même mouvement. Mais, si dépourvues de matière qu’elles paraissent, les pensées aussi ont besoin d’un point d’appui, faute de quoi elles se mettent à tourner sur elles-mêmes dans une ronde folle. Elles ne supportent pas le néant, elles non plus. On attendait quelque chose du matin au soir, mais il n’arrivait rien. On attendait, recommençait à attendre. Il n’arrivait rien. À attendre, attendre et attendre, les pensées tournaient, tournaient dans votre tête, jusqu’à ce que les tempes vous fassent mal. Il n’arrivait toujours rien. On restait seul. Seul. Seul.
la pression qu’on voulait exercer sur nous pour nous arracher les renseignements recherchés était d’une espèce plus subtile que celle des coups de bâton et des tortures corporelles: c’était l’isolement le plus raffiné qui se puisse imaginer. On ne nous faisait rien – on nous laissait seulement en face du néant, car il est notoire qu’aucune chose au monde n’oppresse davantage l’âme humaine. En créant autour de chacun de nous un vide complet, en nous confinant dans une chambre hermétiquement fermée au monde extérieur, on usait d’un moyen de pression qui devait nous desserrer les lèvres, de l’intérieur, plus sûrement que les coups et le froid. Au premier abord, la chambre qu’on m’assigna n’avait rien d’inconfortable. Elle possédait une porte, un lit, une chaise, une cuvette, une fenêtre grillagée. Mais la porte demeurait verrouillée nuit et jour, il m’était interdit d’avoir un livre, un journal, du papier ou un crayon. Et la fenêtre s’ouvrait sur un
mur coupe-feu. Autour de moi, c’était le néant, j’y étais tout entier plongé. On m’avait pris ma montre, afin que je ne mesure plus le temps, mon crayon, afin que je ne puisse plus écrire, mon couteau, afin que je ne m’ouvre pas les veines; on me refusa même la légère griserie d’une cigarette. Je ne voyais jamais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m’adresser la parole et de ne répondre à aucune question. Je n’entendais jamais une voix humaine. Jour et nuit, les yeux, les oreilles, tous les sens ne trouvaient pas le moindre aliment, on restait seul, désespérément seul en face de soi-même, avec son corps et quatre ou cinq objets muets: la table, le lit, la fenêtre, la cuvette. On vivait comme le plongeur sous sa cloche de verre, dans ce noir océan de silence, mais un plongeur qui pressent déjà que la corde qui le reliait au monde s’est rompue et qu’on ne le remontera jamais de ces profondeurs muettes. On n’avait rien à faire, rien à entendre, rien à voir, autour de soi régnait le néant vertigineux, un vide sans dimensions dans l’espace et dans le temps. On allait et venait dans sa chambre, avec des pensées qui vous trottaient et vous venaient dans la tête, sans trêve, suivant le même mouvement. Mais, si dépourvues de matière qu’elles paraissent, les pensées aussi ont besoin d’un point d’appui, faute de quoi elles se mettent à tourner sur elles-mêmes dans une ronde folle. Elles ne supportent pas le néant, elles non plus. On attendait quelque chose du matin au soir, mais il n’arrivait rien. On attendait, recommençait à attendre. Il n’arrivait rien. À attendre, attendre et attendre, les pensées tournaient, tournaient dans votre tête, jusqu’à ce que les tempes vous fassent mal. Il n’arrivait toujours rien. On restait seul. Seul. Seul.
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Les froides brumes de la nuit planaient encore sur le paysage lorsque nous quittâmes le château. C'était une matinée grise et désolée. Le brouillard étendait sa chape sur le décor, tamisant la lumière du soleil qui s'était levé en une pâle lueur grisâtre. Comme l'heure fixée approchait, il fut proposé que nous pénétrions sur le champ de courses en un point proche de la tribune, ce qui nous évitait de chevaucher pendant deux milles sur une route accidentée jusqu'à une entrée. Une fois arrivés à l'endroit indiqué, nous mîmes pied à terre et nous confiâmes nos montures à un paysan qui sortait de chez lui à cette heure matinale. Puis nous longeâmes un petit sentier d'où, en escaladant un mur de côté, nous gagnerions le terrain où se trouvait le bâtiment aujourd'hui déserté, devant lequel le duel devait avoir lieu. Notre progression fut stoppée par l'apparition imprévue d'une vieille femme qui, vêtue du manteau écarlate propre aux paysannes du sud, venait lentement à notre rencontre en faisant entendre cette lamentation singulièrement rude et pitoyable qu'on appelle "le cri irlandais" et qu'accompagnait la gesticulation habituelle liée à une douleur profonde. Cette rencontre était plus étrange que nous ne l'avions pensé de prime abord, car cette femme s'avéra être la vieille domestique, attachée à la famille, qui avait été la nourrice de O'Connor. Alors que nous continuions d'avancer, elle pressa le pas, allant presque jusqu'à courir et, se pendant au cou de O'Connor, elle laissa échapper un flot de lamentations, de reproches et de tendresse, preuve qu'elle connaissait la nature de notre expédition. De qui et par quel moyen, je ne saurai le dire. Ce fut en vain qu'il tenta de la convaincre par un subterfuge et de se soustraire doucement à son étreinte. Elle s'agenouilla, noua ses bras autour des jambes de O'Connor en égrenant des supplications si touchantes et en exprimant sa douleur de façon si poignante et si passionnée que j'en fus tout ému.
Quel oubli ou quel malentendu firent qu'on ne m'attendit pas à la gare, contretemps me plaçant dans un embarras d'autant plus fâcheux que je ne connaissais pas la ville, démuni d'argent, sans adresse à fournir éventuellement en référence, dépossédé même de ma valise dérobée dans le train à un arrêt précédent alors que j'avais eu l'insouciance de quitter mon compartiment pour prendre l'air sur le quai; bagage au reste de peu de valeur, quelques sous-vêtements déjà usagés, trois paires de chaussettes, des mouchoirs, mon nécessaire de toilette et surtout des livres qui étaient ce à quoi je tenais le plus, encore qu'ils ne fussent que d'ordinaires éditions qu'il me serait aisé de racheter à mon retour chez le premier libraire venu, mais la perte de livres a toujours pour qui les aime un étrange caractère d'injustice maligne.
Restait à savoir où j'allais bien pouvoir passer la nuit sans m'éloigner trop de cette gare qui restait mon seul point de ralliement. Avec courtoisie, un employé âgé me fit comprendre en me guidant vers la sortie qu'il était chargé d'en assurer la fermeture nul n'étant autorisé à y séjourner en dehors des heures de service. Nous nous saluâmes, et c'est d'un air désolé qu'il m'adressa un sourire d'impuissance en poussant derrière moi les deux battants d'une grande porte vitrée que je l'entendis verrouiller pendant que, dans l'indécision, je faisais quelques as sur une place déserte mal éclairée où un chien que je ne distinguais pas dans l'obscurité aboyait si furieusement que j'eus peur d'être assailli et mordu, la prudence me ramenant vers l'édifice comme s'il eût pu m'être un refuge. Quelle ne fut pas ma stupeur d'y découvrir, entassées au pied de ses murs, ce qu'aussitôt je compris être avec épouvante les silhouettes de ceux que, par un quelconque désintéressement, on avait omis en leur temps de venir chercher à l'heure dite. Hier encore j'ai beaucoup parlé au cours de la réunion de notre cercle amical, mais comme chaque fois on m'écouta en silence, mes propos n'obtenant ni approbation ni contradiction, rien qu'une attention polie; cependant je suis certain de la justesse de mes idées, de leur originalité, qualités dont étaient dénuées celles de l'orateur qui me succéda afin d'exposer dans un langage loin d'être seulement clair ce qui n'était à tout prendre qu'une suite de banalités, néanmoins applaudies avec enthousiasme. I
Ali, un poulain qui avait vu le jour en Mandchourie, passa sa première jeunesse sous les yeux de sa mère. II Devenu grand, il préférait se tenir à l'écart du grand troupeau des chevaux. On le voyait souvent se baigner dans la rivière. III Plus tard, il rencontra une jeune jument et galopait joyeusement çà et là avec elle dans la nuit éclairée par la lune. IV La soif de liberté était le trait dominant du caractère de ce cheval. Toutes les tentatives pour le capturer restaient vaines. V Comme il avançait en âge, ses irruptions dans les haras causaient de grandes agitations. Il semait le trouble chez les chevaux qui le suivaient comme un troupeau suit le cheval qui le conduit. VI On voulut traquer Ali comme une bête sauvage et quelques cavaliers réussirent à localiser le légendaire cheval blanc dans une région de marais. VII Ali sauta comme un géant par dessus la brèche d'un mur mais ce faisant il s'enferma lui-même dans la cour d'un vieux temple. VIII Un habile dresseur jeta un lasso sur le cheval de race affaibli par la faim et le renversa à terre. XIX Alors commença pour ce cheval qui, insoumis, ne voulait porter aucun cavalier, sa pire période de souffrance. Il dut des centaines de fois endurer le fouet. X Un prince mandchou, le commandant en chef de la province, entendit parler de l'extraordinaire cheval. Lui seul put monter Ali et la bête, attachée à lui par une incompréhensible affection, porta le prince au-delà des frontières de la province pour réprimer les rebelles. XI Après la victoire, le cheval tomba malade. Son désir de vivre libre dans la steppe l'avait repris. Son cavalier lui rendit la liberté mais il était trop tard. Chaque jour l'étalon blanc dépérissait. Autrefois si vif, il traînait maintenant son corps fatigué et décharné dans les bois les plus épais. XII Devenu aveugle, Ali se coucha au bord d'un ravin pour attendre la mort. Là, il entendit comme une voix familière qui appelait doucement son nom. C'était le prince, son ancien maître, devenu magicien. Il ordonna à Ali de se précipiter dans l'abîme et c'est ainsi que le cheval trouva la mort.
"Délicieux linceul, mon désordre tiède", La Jeune Parque
Ici, il y a pour moi.
Quand les poètes chantaient les arbres du Nord, je croyais qu'ils le faisaient exprès. Ces arbres nus, sans famille, lisses, abandonnés, troncs hauts, et branches qui n'offrent aucune ouverture, (je songe surtout à vous, ô hêtres, que j'ai tant maudits, qu'on me voulait faire admirer, qui portez vers le haut le subit rire malin de toutes vos petites feuilles, qui ne veut rien dire), on ne vous réclame pas, vous tous que j'ai haïs. Ici, il y a pour moi. Arbres des tropiques, à l'air un peu naïf, un peu bête, à grandes feuilles, mes arbres! La forêt tropicale est immense et mouvementée, très humaine, haute, tragique, pleine de retours vers la terre. Les parasites veulent bien s'élever. Ils choisissent un arbre, mais après avoir pris quelque hauteur, les voici tous qui bêlent et reserpentent vers la terre. Très habitée, la forêt, riche en morts et en vivants ! La forêt n'enterre pas ses cadavres; quand un arbre meurt et tombe, ils sont tous tout autour, serrés et durs pour le soutenir, et le soutiennent jour et nuit. Les morts s'appuient ainsi jusqu'à ce qu'ils soient pourris. Alors suffit un perroquet qui se pose, et comme ils tombent avec un immense fracas, comme s'ils tenaient encore follement à la vie, avec un arrachement indescriptible. C'est ainsi qu'il y a beaucoup de morts dans la forêt autant que de vivants et qu'on n'avance qu'avec la machete. Il faut mettre en morceaux les morts pour passer. Il y a aussi tous les parasites qui retournent à la terre. Ceux qui sont près d'arriver, il faut les couper. La machete coupe et casse dans toutes les directions, en haut, en bas, sur les côtés, et ce qu'elle a abattu il faut encore le mettre en plusieurs morceaux, un à droite, l'autre à gauche. On passe sur celui du milieu, une fois qu'il est à plat, ou suffisamment bas pour être enjambé. L'arbre ici ne craint pas d'adopter une grande famille, et mène grand train. Il porte sur lui des orchidées et plus de cinquante lianes l'embrassent à la vie à la mort. Ses branches largement occupées et à pendentifs, habitées comme au moyen âge les ponts, ont de loin la douceur, le velours des chenilles, et l'apparence sage et réfléchie que donnent les barbes. Dear Mina,
I shall write to you a few lines in English and the in French as I surely master this language bit better. I only whish you can read Spanish because only in that idiom I can really express my feelings. Oui, il me faudrait écrire en espagnol. Ma pauvre Mina ce que tu me manques, c'est affreux. Ce que je souffre n'a plus d'expression dans le langage humain. Par moment je secoue ma tête pour vérifier si j'ai la raison. J'ai une peur effroyable de devenir fou. Je ne mange presque plus du tout et je ne dors pas du tout. C'est un martyre que je ne pourrai pas supporter beaucoup plus longtemps. Il faut que tu viennes ou je viendrai à New York ou je me suiciderai. Je suis désespéré. Hier, j'ai pleuré pendant deux heures et aujourd'hui je ne sais pas ce que ça sera. Viens. Je suis possédé d'un de ces amours exceptionnels, de la même que l'on ne rencontre un grand talent que tous les cinquante ans. Je voudrais passer le reste de ma vie avec toi. Ne ris pas. Tu sais très bien que je peux pourvoir à tous tes besoins ici et que je serai l'homme le plus heureux du monde si je peux le faire... Quoique tu puisses penser de moi, viens tout de suite, avant qu'il ne soit trop tard. Jamais tu ne regretteras d'être venue et ne va pas gâter une vie d'amour et de profonde amitié pour un instant d'humeur ou par préjugé. Jamais tu n'auras à rougir de m'avoir connu. Je saurai toujours me distinguer, attends. J'oubliais de te dire que je t'aimais autant par la raison que par le coeur, ce qui fait que je pourrai t'aimer en cheveux blancs, ridée. Sais-tu que je t'adorerai en cheveux blancs ! Ta belle intelligence me manque atrocement. Ah! comme je suis puni ! Ne pense plus à cette lettre et à autres choses. J'ai commis des indélicatesses, j'ai été mille fois coupable, mais je m'en repends à genoux. Je prie Dieu tous les soirs que je te retrouve. Souviens-toi que toi-même inconsciemment...Je ne t'ai jamais rien dit...et pourtant... Tu m'as dit que j'étais le seul homme qui t'ait donné l'impression d'un dieu. Viens, si tu veux goûter de l'ange. Je ne veux plus jamais pécher. Je déteste tous les mensonges. C'est vrai que je ne suis pas comme les autres hommes, mais j'ai été comme eux cette année-ci. Maintenant la seule vue des hommes me fait souffrir. Si tu crois en Dieu tu dois venir. Si, par hasard, tu ne me répondais pas, je te maudirai, Mina, car tu m'auras vidé. Sais-tu ce que c'est de vider un homme. C'est le laisser sans génie. Mais, toi-même tu es plus qu'une femme. Et maintenant je te demande pardon de toutes mes insultes. Écris-moi en anglais ou français tous les jours. Reçois-tu toutes mes lettres ? Je t'écris tous les deux jours. De longs baisers de mes lèvres sèches. Arturo Cravan Hôtel Juarez, 5a Calle Tabuca 81, Mexico City, Mexico On peut toujours me trouver là. Je suis convaincu que l'amour, s'il se développe et atteint son plein épanouissement, produit des hommes meilleurs que la passion opposée : Ambition et Cie.
C'est précisément parce que l'amour est si fort que nous ne sommes pas capables, la plupart du temps, dans notre jeunesse (j'entends à l'âge de dix-sept, dix-huit ou vingt ans) de diriger notre barque. Les passions sont les voiles de la barque, vois-tu. Celui qui, à l'âge de vingt ans, s'abandonne tout à fait à son sentiment, capte trop de vent, sa barque se remplit d'eau et - il sombre - à moins qu'il ne finisse par remonter à la surface. Par contre, celui qui hisse la voile Ambition et Cie et pas une autre, cingle en ligne droite à travers la mer de la vie, sans avoir d'accidents à déplorer, sans se perdre en zigzag, jusqu'à ce qu'il se trouve finalement dans une situation telle qu'il se rende compte qu'il n'a pas assez de voile et qu'il dise : je donnerais tout ce que j'ai pour un mètre carré de voile en plus, mais je ne l'ai pas ! Et il désespère. Alors, il se prend à réfléchir et il s'avise qu'il peut faire appel à une autre force : il se souvient de la voile qu'il a méprisée et qu'il avait rangée avec le lest. Et c'est cette voile qui le sauve. La voile "amour" doit le sauver; s'il ne la hisse pas, il n'atteindra pas le port. Le premier cas, celui de l'homme dont la barque chavirait vers sa vingtième année et qui sombrait, n'est-ce pas ? - mais non - qui remontait quand même à la surface, c'est en somme le cas de ton frère V. qui t'écrit comme un homme who has been down yet came up again. Qu'est-ce qu'était donc l'amour que je nourrissais en ma vingtième année ? C'est difficile à expliquer, mes passions physiques étaient très faibles, peut-être par suite de mes années de grande misère et de dur travail. Par contre, mes passions intellectuelles étaient fortes, j'entends que je ne cherchais qu'à donner, sans demander quoi que ce fût en retour ou sans vouloir rien accepter. C'était absurde, faux, exagéré, hautain, téméraire, car en matière d'amour, il ne faut pas seulement donner, mais aussi recevoir, autrement dit, non seulement on doit recevoir, mais aussi donner. Celui qui s'écarte de cette ligne de conduite, soit à gauche, soit à droite, tombe irrémédiablement. Je suis tombé et je m'étonne encore que je sois parvenu à me relever. Ce qui m'as remis d'aplomb, c'est surtout, plus que tout le reste, la lecture d'ouvrages sur les maladies corporelles et morales. J'ai appris à voir un peu plus clair dans mon coeur et dans celui des autres. Je me suis remis à aimer les hommes, moi-même y compris, et j'ai réussi à guérir mon coeur et mon esprit qui avaient pour ainsi dire été anéantis, desséchés et dévastés par des misères de toutes sortes. Au fur et à mesure que je remontais à la surface et que je frayais à nouveau avec mes semblables, la vie se réveillait en moi - jusqu'à ce que je l'ai rencontrée. Il est écrit : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. On peut dévier à gauche ou à droite, ceci est aussi grave que cela. A mon sens, chacun doit donner autant que l'autre, c'est une règle essentielle, la vérité et la sincérité l'exigent - et voici les deux extrêmes : 1) demander tout sans rien donner ; 2) ne demander rien et donner tout. Ce sont là deux éventualités aussi fatales que fâcheuses; l'une est aussi diablement fâcheuse que l'autre. Évidemment, on recommande plus ou moins tantôt l'un , tantôt l'autre de ces extrêmes; le premier nous vaut les coquins : voleurs, usuriers, etc..., et le second nous vaut les jésuites et les pharisiens, mâles et femelles - aussi des coquins, crois-moi ! Lettre adressée à Madame Veuve Aupick devant la tombe de son fils, Henri-Alphonse Poignant.3/8/2018
Où voulez-vous que je le porte, maintenant ? Oui, j’ai sur le cœur ce procédé de mauvaise guerre, je l’avoue ! Et je vous avertis que si vous ébruitiez sur mon compte d’aussi venimeuses calomnies, — comme je ne tiens pas à mourir de faim, de misère et de honte sous les demi-sourires approbateurs et les clins d’yeux encourageants du bal de domestiques où je me trouve dans la vie, — je saurais vous amener sur le terrain, n’en doutez pas, ou à des excuses dictées. — Brisons là. Ces quelques paroles, ne me paraissant présenter qu’imparfaitement, entre nous, les prodromes d’une amitié naissante, souffrez que je prenne congé à l’anglaise, en vous prévenant (à titre gracieux et pour votre gouverne) qu’à l’escrime j’ai longuement étudié l’art de ne jamais donner ni recevoir de coups de manchette et qu’un brevet de courage convenu peut coûter plus cher avec moi. — Serviteur.
Et, remettant son chapeau, puis allumant une cigarette, le littérateur se retire, lentement.
Mon cher Théo,
Enfin je t’envoie un petit croquis pour te donner au moins une idée de la tournure que prend le travail. Car aujourd’hui je m’y suis remis. J’ai encore les yeux fatigués, mais enfin j’avais une nouvelle idée en tête et en voici le croquis. Toujours toile de 30. C’est cette fois-ci ma chambre à coucher tout simplement, seulement la couleur doit ici faire la chose et en donnant par sa simplification un style plus grand aux choses, être suggestive ici du reposou du sommeil1en général. Enfin la vue du tableau doit reposer la tête ou plutôt l’imagination. Les murs sont d’un violet pâle. Le sol est à carreaux rouges. Le bois du lit et les chaises sont jaune beurre frais, le drap et les oreillers citron vert très clair. La couverture rouge écarlate. La fenêtre verte. La table à toilette orangée, la cuvette bleue. Les portes lilas. Et c’est tout – rien dans cette chambre à volets clos. La carrure des meubles doit maintenant encore exprimer le repos inébranlable. Des portraits sur le mur et un miroir et un essuie-mains et quelques vêtements. Le cadre – comme il n’y a pas de blanc dans le tableau – sera blanc. Cela pour prendre ma revanche du repos forcé2que j’ai été obligé de prendre. J’y travaillerai encore toute la journée demain, mais tu vois comme la conception est simple. Les ombres et ombres portées sont supprimées, c’est coloré à teintes plates et franches comme les crépons. Cela va contraster avec par exemple la Diligence de Tarascon et le Café de nuit. Je ne t’écris pas longtemps, car je vais commencer demain fort de bonne heure avec la lumière fraîche du matin, pour finir ma toile. Comment vont les douleurs, n’oublie pas de m’en donner des nouvelles. J’espère que tu écriras de ces jours-ci. Je te ferai un jour des croquis des autres pièces aussi. Je te serre bien la main, t. à t. Vincent Arles, 16 octobre 1888.
Essayons donc de dégager à un certain point de l'histoire une voie sans issue, un cul-de-sac, afin d'y pousser cette histoire illicite. Surtout, ne craignez rien. L'opération sera imperceptible, le lecteur n'éprouvera aucun choc. Peut-être même qu'au moment où nous en parlons la manœuvre est déjà accomplie et que nous avançons sur la voie parallèle ?
Rien n'est répétable, tout se répète ? C'était ce que je demandais au catéchisme. Et plus je cherchais la clarté:
-Saint et Dieu, la vie a-t-elle une seconde voie ? Le père Bento ne voulait même pas écouter : douter était déjà une désobéissance en soi. D'abord, nul ne décortique deux fois le sésame. Ensuite le péché est utile s'il est avouable. Et Bento prévenait : on n'entre pas au ciel de n'importe quelle manière. Là-bas, aux portails célestes, il faut une autorisation conforme. Et je demandais encore : qui exécute ce tri à l'entrée du paradis ? Un portier agréé ? Un tribunal avec ses juges vénérables ? Les années ont passé, les erreurs persisté. Et le sujet me reste toujours à éclaircir. C'est pourquoi je reviens vers vous afin que vous m'écoutiez, même dans un simulacre religieux. Si vous me faites cette faveur, mon père, dites-moi: cette entrée au Paradis dépend de la race à la mode ou des clauses définissant un moins que plus ? Les Noirs comme moi, que le Ciel me vienne en aide, obtiennent l'autorisation ? Ou doivent-ils verser quelques largesses, commander un ouvre-bouche chez un chef quelconque ? Je suis arrogant, mais cela découle du doute, excellentissime. Les questions me restent en travers de la gorge. Par exemple : quelqu'un peut-il quitter directement son village pour le Ciel ? Simplement, sans passer comme il se doit par la capitale, ni être muni d'une feuille de route enregistrée et tamponnée par les instances ? Ensuite, voyez-vous : je ne parle pas anglais. Même en portugais, je ne gribouille que hors du bréviaire. Je vois déjà l'écriteau, comme dans les films : welcome to paradise ! Et je ne saurai pas en lire davantage. On pourra bien m'accorder la parole. C'est comme donner un haut-parleur à un muet. Mon espoir c'est qu'il se produise la même chose qu'au bal du Chemin de fer. C'était il y a si longtemps que, pour m'en souvenir, je dois aller au-delà de ma mémoire. C'était le bal de fin d'année. Le Père le sait bien : l'année n'est pas comme le soleil qui naît pour tous. L'année se termine uniquement pour certains et commence chaque fois pour moins de gens. Je savais qu'on ne me laisserait pas entrer. Mais ma passion pour la mulâtre Margarida était plus forte que ma certitude d'être expulsé. Et ainsi, tout honteux, avec des habits d'emprunt, je m'alignai dans la queue à l'entrée. J'étais l'unique non Blanc aux alentours. Ma surprise: le portier n'a pas semblé étonné. Il a posé sa main sur mon épaule et a dit : - Rentre, garçon. Il m'a certainement confondu avec un employé du bar. Qui sait, maintenant, le portier du Ciel me confondra également et me laissera entrer, croyant que j'irai servir les rangs de la domesticité ? Car ce qui se passe, cher excellentissime Père, c'est que je suis en train de mourir, dégoulinant de sang, par ma volonté de cesser de vivre. Vous voyez ce poignard ? Ce n'est pas avec lui que je me suis tailladé. Ça fait longtemps que je prends un couteau non par le manche mais par la lame. A tant tenir la lame, mes mains coupent toutes seules. Je me passe d'instrument pour trancher. En outre, vous connaissez ma déficience, ces doigts qui ne m'obéissent plus, ma main qui ne m'appartient pas, comme si elle daignait seulement un geste à mon âme morte. Cette fois, ce sont mes doigts incisifs qui m'ont tué. Ne restez pas comme ça, ne soyez pas effondré. Vous souvenez-vous de ce que je vous demandais, mon Père ? -Je veux être un saint, mon Père. Et vous vous moquiez. Que je ne pouvais pas être un saint. Et pourquoi ? Car un saint, disiez-vous, est quelqu'un de bon. -Et moi je ne suis pas bon ? -Mais le saint est une personne spéciale, plus unique que quiconque. -Et moi, mon Père, je suis spécialement unique. Que je ne comprenais pas : un saint est une personne qui abdique de la Vie. Dans mon cas, mon Père, c'est la Vie qui avait abdiqué de moi. Oui, maintenant je comprends : les saints sont sanctifiés par la mort. Tandis que moi, c'est moi qui ai sanctifié la vie. Maintenant, je tire à ma fin. Un saint advient à sa fin. Je ne suis jamais advenu. Mais ce n'est pas cette fois-ci que la mort s'inaugure en moi. Mon cœur s'est éteint avec cette lointaine nuit de bal. Oui, je suis rentré dans le salon du Chemin de fer. Mais je suis demeuré hors du cœur de la mulâtre Margarida. La fille n'a même pas pris la peine de me regarder de loin, froide et absente. Blanche parmi les Blancs. C'est quand elle a laissé tomber son verre qui s'est brisé par terre. Et moi, pour atténuer sa gêne, je me suis aussitôt baissé pour ramasser les tessons, les rassemblant dans ma main. C'est alors que le vigile de la fête, appelé par les docteurs émérites, m'a attrapé le bras, me forçant à me lever. L'homme m'a tiré par les mains en les serrant si vigoureusement que les morceaux de verres ont entamé profondément mes mains. C'est là que j'ai tranché la chair, les nerfs, les tendons. Et le sang d'un Noir a coulé tel une maladie maculant l'immaculé territoire des Blancs. Ce n'est pas l'entaille qui m'a fait le plus souffrir, cher Père. Ce n'est pas l'humiliation non plus. C'est Margarida me voyant chassé sans élever de protestation. J'ai tellement souffert de son manque d'attention que mon âme a imité le verre : brisée, dilacérée. Quand on m'a expulsé je ne m'éprouvais déjà plus, congédié de moi à jamais. Maintenant que le temps m'est compté, mon cœur n'entend plus que la musique de ce bal où la mulâtre Margarida m'attend, ses bras tendus légitimant ma vie ajournée. J'entre dans le salon de danse et, pardonnez-moi de vous manquer de respect en vous contredisant, je n'ai plus la force de parler davantage. Seulement de défaire votre certitude : la vie, oui, a une seconde voie. Si l'amour, regrettant de ne pas avoir aimé, le veut ainsi.
...la voiture pénétra pesamment dans l'automne.
Nous entrâmes dans la monotonie, la langueur fanée de la plaine, dans un infini de fadeur douceâtre. Un semblant d'éternité, immense et attardée, levait, de ces lointains mornes, un mirage ayant pour toute haleine le vent décoloré qui soufflait sur l'ocre fané de l'horizon. De plus en plus pâles, de plus en plus énervées, sans force, les pages jaunies du paysage tournaient comme un roman vieilli, prêtes à se dissoudre en un immense vide éventé. Dans ce néant évanoui, ce nirvana jaune, nous aurions pu aboutir au-delà de toute réalité, hors du temps, et rester à jamais en plein paysage, au milieu des courants d'air stériles et tièdes -patache immobile haut perchée sur roues, prise aux nuages du parchemin céleste, gravure désuète, estampe oubliée dans un vieil in-folio décousu - lorsque notre cocher, par un dernier sursaut, secoua les rênes et, tirant la guimbarde hors de la douce léthargie des vents, tourna brusquement droit vers la forêt. |
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