La sensibilité est indispensable à l'homme mais elle devient redoutable dès le moment où elle se considère comme une valeur, comme un critère de la vérité, comme la justification d'un comportement. Les sentiments nationaux les plus nobles sont prêts à justifier les pires horreurs; et la poitrine gonflée de sentiments lyriques, l'homme commet des bassesses au nom sacré de l'amour. La sensibilité qui remplace la pensée rationnelle devient le fondement même du non-entendement et de l'intolérance; elle devient, comme l'a dit Carl Gustav Jung, la "superstructure de la brutalité". |
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Cette énigme du puits, qui répond d'une manière si étrange, si parfaite,
à l'énigme fondamentale, étant la plus lointaine, celle que l'humanité lointaine propose à l'humanité présente, étant la plus obscure en elle-même, pourrait être en même temps la plus chargée de sens. N'est-elle pas lourde en effet du mystère initial qu'est à ses propres yeux la venue au monde, l'apparition initiale de l'homme ? Ne lie-t-elle pas en même temps ce mystère à l'érotisme et à la mort ?
Je ne parlerai pas d'une crise de la culture au sens propre. La culture poursuit harmonieusement son chemin, soumise aux seules impulsions psychiques et aux considérations techniques des hommes. Une crise très importante, perceptible depuis une paire de décennies et par laquelle nous semblons tous, sans exception, considérablement affectés touche pourtant la totalité de nos contemporains. Le peu de vie sociale que je m'accorde encore me le montre, tout comme le contenu de beaucoup de lettres, la presse quotidienne et en particulier les magazines modernes illustrés, etc. Pour être plus sensible à l'énigme de l'infaillible voix intérieure, je recommande parfois à des gens que je connais d'en finir définitivement avec cet intellectualisme, tout aussi criard que creux, qui occupe avec le bruit des masses et des machines le premier plan de la scène de notre monde. Faire naître une pensée au détriment d'un sentiment, c'est toujours perdre de sa disponibilité pour la voix du cœur, elle qui ne fait que chuchoter.
Beau, sensé, élégant, il a passé brillamment, avec Sophocle, avec Goethe, ce conseil de révision des grands hommes de lettres; ni son corps ni son esprit ne révèlent une seule de ces imperfections ou de ces particularités par lesquelles l'œuvre est rendue plus personnelle et humaine. Il n'y a en lui rien de visionnaire ni de réel, de frénétique ni de découragé. Son amertume, quand il est amer, ne vient pas de ce qu'il est trompé ou boiteux, sa douceur, de ce qu'il est en paix, sa vigueur, de ce qu'il est herculéen, - mais de ce qu'il est écrivain. Sa méthode, son unique méthode, consiste à prendre de l'extérieur, par le style et la poétique comme par un filet, une pêche de vérités dont il ne soupçonnait lui-même que la présence, et à utiliser jusqu'à l'extrême les dispositions naturelles d'une culture et d'un langage à modeler, dès que le talent les caresse, la réalité morale. Le levain de ce talent même est purement littéraire.
La littérature tempête, elle nous tombe dessus, à coups d'épée, elle nous offre l'hospitalité que baptise Derrida. Elle fait problème. Problêma. Bouclier. Elle protège et attaque. Ici, dans l'espace psychique où la Colère est reconnue, où Polyphème hurle, et Ulysse rit des mutilations qu'il inflige, où tout est surintensité et haine du sombre Ahab pour le blanc cachalot, l'air retentit de rugissements. Ici nous sommes effroyables. Dans la chambre du crime, nous sommes cruels, nous sommes des animaux blessés, des envies de déchiqueter nous déchirent. Inutile de le nier. Seule une jeune fille de dix-neuf ans entourée de poètes prend le parti de Polyphème. Son nom : Mary Shelley. On n'a jamais vu autant de haine et de colère courir l'univers que dans le livre de Frankenstein. Non ! La rage, c'est absolument moi, râle Heathcliff.
Oui la littérature chante la Colère, elle célèbre la divine furie à qui elle doit son existence. La Colère est à jamais la même enchaînée déchaînée, qu'elle hurle grec ou russe c'est toujours la même tragédie. Seul l'ameublement de la chambre varie.
Sous le porche de la nuit orphique, le poète se prépare à la confrontation avec l’inconnu. Il va s’engager dans les sentiers d’approche de l’absolu et retrouver les règles du jeu secret qui se joue entre le Verbe et l’ineffable.
Il doit tout d’abord écarter le voile épais de l’intellect puis réduire le moi au plus religieux silence s’il veut qu’au foyer de son être se fasse entendre le murmure de la voix souveraine, que la parole de vérité soit proférée. L’individualité doit tout d’abord s’effacer devant l’Impersonnel. Ainsi le poète s’éveillera-t-il au monde du Logos – ou Dieu manifesté par la parole – dont il est le témoin et l’instrument. La poésie est art de l’Unité et il faut aller quérir celle-ci à sa source incréée. Alors le poème exprimera un aspect du divin. Ce Verbe natif est manifestation du Soi qui, dans l’homme, est un principe permanent nullement séparé du Soi primordial ou Soi-racine se tenant au cœur du macrocosme. Le poète a conscience que cette prononciation mystique se différencie très nettement d’un réflexe provenant des zones claires ou obscures de sa propre pensée. Éclair de la transcendance, c’est une insinuation inéluctable qui se diffuse dans son moi et ira d’ailleurs jusqu’à le modifier graduellement et en profondeur. Cependant, il ne s’agit point là d’un dire tyranniquement imposé dont il faudrait être l’esclave. L’artiste est un démiurge. Un peu de l’infinie liberté du Principe lui a été dévolue. La possibilité demeure pour lui de donner forme et structure, par des opérations délicates et quelquefois longues, à ce feu philosophal qu’il a recueilli à l’état naturel. Restituer le mieux possible les inflexions et le rythme de la voix mystique, incarner l’idée qu’elle exprime dans de vivantes images tendant à faire saisir l’insaisissable, « précipiter », clarifier, intensifier cette vibration parfois si ténue, si difficile à capter et à traduire, telles sont quelques-unes des phases de l’alchimie poétique. Mais il faut aussi que le poète sache provoquer l’inspiration, car il ne reçoit spontanément qu’à de bien trop rares instants l’influx verbal issu de la Présence infinie. Il est donc indispensable qu’il entreprenne un voyage initiatique, qu’il s’achemine par degrés et au prix de ses seuls efforts à travers les contrées intérieures, en direction du point focal de l’être où rayonne l’étincelle divine enfouie dans toute individualité et où, par conséquent, jaillissent les sources du Logos. Pour se préparer à cette quête, le poète peut, selon ses impulsions, soit cultiver un état de transe d’une grande réceptivité et d’une parfaite fluidité, soit aiguiser, par un travail lucide et obstiné, la fine pointe de l’attention. Ainsi, il fera éclater les limites de la conscience, il ouvrira un pertuis dans la muraille qui le sépare des terræ incognitæ de l’inconscient. Dès lors, à la faveur du silence intérieur et de la nuit mentale, le poète va commencer à parcourir les cavernes de son être pour y rechercher la Parole perdue.
L'avenir nous inquiète, l'avenir nous hante : son néant fait sa force. Du passé, au contraire, il semble que nous n'ayons plus rien à craindre, plus rien à attendre, et cela sans doute n'est pas tout à fait faux. Épicure en fit une sagesse : dans la tempête du temps, le port profond de la mémoire... Mais l'oubli en est un plus sûr. Si les névrosés souffrent de réminiscence, comme disait Freud, la santé psychique doit bien, en quelque chose, se nourrir d'oubli. « Dieu garde l'homme d'oublier d'oublier ! », écrit le poète, et Nietzsche a bien vu aussi de quel côté étaient la vie et le bonheur. « Il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l'animal, mais il est impossible de vivre sans oublier. » Dont acte. Mais la vie est-elle le but ? Le bonheur est-il le but ? Du moins cette vie-là et ce bonheur-là ? Faut-il envier l'animal, la plante, la pierre ? Et quand bien même on les envierait, faudrait-il se soumettre à cette envie ? Que resterait-il de l'esprit ? Que resterait-il de l'humanité ? Faut-il ne tendre qu'à la santé ou à l'hygiène ? Pensée sanitaire, qui trouve là sa force et ses limites. Quand bien même l'esprit serait une maladie, quand bien même l'humanité serait un malheur, cette maladie, ce malheur sont nôtres - puisqu'ils sont nous, puisque nous ne sommes que par eux. Du passé, ne faisons pas table rase. Toute la dignité de l'homme est dans la pensée; toute la dignité de la pensée est dans la mémoire. Pensée oublieuse, c'est pensée peut-être, mais sans esprit. Désir oublieux, c'est désir sans doute; mais sans volonté, sans cœur, sans âme. La science et l'animal en donnent à peu près l'idée - encore n'est-ce pas vrai de tous les animaux (certains sont fidèles, dit-on) ni, peut-être, de toutes les sciences. Peu importe. L'homme n'est esprit que par la mémoire; humain, que par la fidélité. Garde-toi, homme, d'oublier de te souvenir !
L'esprit fidèle, c'est l'esprit même.
Malgré sa misère physique l'homme manifeste sa grandeur par ses facultés de cœur et de raison. Il est le plus faible de la nature, mais c'est un être pensant. Il est grand parce qu'il a conscience de ce qu'il est, parce qu'il dispose de la pensée, même si celle-ci est imparfaite.Pensée 143. Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête car ce n'est que l'expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l'homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute. Pensée 145. Ce n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité, mais c'est du règlement de ma pensée. Je n'aurai point d'avantage en possédant des terres. Par l'espace l'univers me comprend et m'engloutit comme un point, par la pensée je le comprends. Pensée 146. La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C'est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable. Pensée 231. L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser, une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu'il sait qu'il meurt et l'avantage que l'univers a sur lui. L'univers n'en sait rien. Pensée 232. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale. |
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