Il y a là quelque chose d’insaisissable qui prend consistance pour s’opposer au chant, une limite qui se reforme toujours plus loin à mesure que l’on croit la dépasser. Seule peut-être la surmonte le silence que le poème crée pour s’y absorber, ce silence d’après les mots dont nous poursuivons en pensée la victoire… Mais les enfers (ou les cieux) sont toujours plus vastes que le champ d’Orphée. Une aire inviolée cercle les plus hautes paroles. Leur propulsion dans l’espace spirituel ne les conduira pas plus loin (pour cette fois du moins). Mais là où meurt la dernière vague du champ, devant cette grève à jamais étrangère qu’elle n’a plus la force d’envahir, là où le chant s’éteint face à ce qui ne lui appartient plus, là où il rencontre « l’autre » irréductible — là où se trouvent les vraies frontières de la poésie, la ligne idéale qui trace le visage d’un poète. L’insurmontable est tendu sur sa face et en prend l’effigie comme un voile de Véronique. Le portrait du poète est aux confins de son chant ; pour nous, cette limite demeure secrète. Y a-t-il jamais rien qui s’achève définitivement ? Le futur ne demeure-t-il pas ouvert à cette musique qui grandit comme un arbre dans la liberté du ciel ? Car il est vrai que les grandes œuvres ont le don de croître ainsi dans le temps, alors même que la main qui les a formées s’est glacée.